La mé[moi]re dans la dimension numérique

Dans un monde où les espaces d’apparition et d’habitation se multiplient, la mémoire gagne un statut spécifique dans ces lieux. La mémoire devient multiple dans la dimension numérique tout en perpétuant le risque d’une disparition malencontreuse dû à la mort de l’individu ou la “mort” de la machine conservant ses traces. Le chercheur Davide Sisto aborde ces questions dans l’ouvrage Remember Me, écrit en 2021. Au sein de ce livre, l’auteur tente de donner une description de notre relation à la mémoire qui se relie à la peur de l’oubli dans la dimension numérique et le réel. C’est à travers des exemples, tels que les vidéos “récap de ton année 2023” proposées par Facebook aux utilisateurs, qu’il avance l’idée d’un passé qui n’est plus qu’une histoire que l’on se raconte. De cette manière, les archives de notre vécu, celles que nous partageons sur Internet, participent à la création d’une sorte de réseau global. Un réseau, dont les individus qui le composent cherchent à ranimer un passé altéré. Par ce biais, ils raniment également la mémoire des autres en consommant leur contenu. L’utilisateur semble ainsi  être dans une constante réécriture de lui-même. Il interprète son vécu déjà passé selon sa propre perception actuelle qui est elle-même influencée par le contexte qui l’entoure. Ainsi, cet ouvrage traite indirectement de l’angoisse d’être oublié, d’être remplacé et pire encore que son vécu soit raconté d’une manière qui n’est pas la nôtre.

Pour donner une vision globale de la recherche de l’auteur, nous allons survoler quelques chapitres de cet ouvrage divisés en 5 grandes parties :

  • Les réseaux sociaux et regarder en arrière
  • Des réseaux sociaux aux archives digitales
  • Autobiographies collectives des cultures et l’encyclopédie des morts 2.0
  • Rappel complet, l’immortalité numérique et le rétromania
  • L’héritage numérique et le retour à l’oubli

Dans son introduction, l’auteur commence par traiter de la manière dont la mort pousse la personne en deuil au détachement de tout ce qui le relie à ce qui a disparu. Elle s’éloigne des objets physiques et mentaux qui font un rappel. Au moment de la disparition, où une chose bascule vers le passé, ces objets physiques et mentaux font l’image de la disparition même. Elles sont la réminiscence d’une perte qui renvoie vers la réalité de la propre perte de soi dans le futur. Ces images, partagées pour s’en souvenir et pousser les autres à s’en souvenir, font osciller l’individu entre 2 pensées. Ces éléments du passé sont postés sur Internet avec la nostalgie d’un temps passant trop vite et qui nous désole sur notre mort future attristante. Mais, nous y retrouvons contradictoirement une acceptation de sa disparition qui engendre une productivité dans le fait de faire preuve de soi avant qu’il ne soit trop tard. Comme Davide Sisto le dit :

That copy, which according to Umberto Eco is relied upon by every human being who, aware of both their physical (‘I’m going to die sooner or later’) and mental weakness (‘I’m sorry that I’m going to have to die’), finds proof of that soul’s survival in the memory that remains of it.¹

Ce serait en oscillant entre ses deux pensées que l’individu poursuit sa vie et ranime sa volonté à continuer d’exister. Ce que la personne montre d’elle dans la dimension numérique est forcément altéré par les propres limites de sa condition humaine qui le pousse originellement à faire perdurer sa mémoire dans d’autres dimensions. Par peur d’oublier, l’utilisateur fait preuve de ses souvenirs et lutte contre l’oubli. Or, il y a nécessairement une perte, c’est-à-dire un oubli qui se fait de par la manière même dont elle se raconte aux autres. Cette perte se retrouve aussi dans l’interprétation du souvenir par l’autre qui laisse de côté des éléments de compréhension pour former un jugement. Dans cette introduction, l’auteur parle de la manière dont le partage de sa mémoire sur Internet change ce qu’on considère se souvenir et oublier. Le passé n’est plus une histoire racontée dans le présent, mais plutôt, comme une réalité autonome qui continue à se construire en parallèle avec le présent. Ses constantes interprétations et réinterprétations, font perdurer le passé dans le moment.

Dans cette première grande partie, divisée en quelques chapitres, Davide Sisto donne un point d’histoire rapide sur la création des premiers réseaux sociaux qui ont conduit à Facebook et Myspace. Ces réseaux deviennent des annales mondiales avec un contenu public consultable infini lorsqu’on la compare à la durée de vie humaine moyenne. Avec tout ce contenu rendu très accessible, le problème n’est plus un manque de quantité, mais la nécessité d’une sélection dans la masse comme le dit l’auteur en citant Michael S. Malone :

Although the association between MySpace and the birth of the era of social networks is erroneous, its capillary diffusion throughout the world leads to the broad acceptance of the opinion expressed by Michael S. Malone with regard to collective internet usage: ‘Memory is now free, ubiquitous, and almost infinite; what matters now is not one’s ownership of knowledge but one’s skill at accessing it and analysing it.²

Alors, qu’est-ce qui est à l’origine de l’investissement important fait sur ces espaces ? Il est possible que le fait même que nous nous y sentions aussi à l’aise participe au phénomène. Comme l’explique l’auteur, la facilité apportée à notre déplacement physique et mental dans la dimension numérique crée un certain point de passage entre le réel et le numérique. Cette facilité nous rend ces espaces numériques confortables à habiter plus longtemps et à s’y installer. Cette notion d’habitat provoque un fort attachement vis à vis des comptes, pages et tableaux de bord qui représentent nos en-vies. C’est à la fin de cette première grande partie que l’auteur évoque la multiplicité des archives au travers des réseaux sociaux utilisés par l’utilisateur·ice. Cette multiplicité rend très difficile la création d’une mémoire unique pour l’utilisateur. Sa mémoire est multiple comme des personas. Elles sont d’esthétique différentes selon le réseau et selon les objectifs voulus.

Dans la partie suivante, la question d’une autobiographie collective se pose, malgré les extensions de présence et de vécu qu’il est possible d’avoir dans la dimension numérique. Selon l’auteur, les avatars ne se substituent pas à notre présence, mais ils l’étendent à un nouvel horizon. Cette extension permet de trouver compagnie entre les uns et les autres sans être limité par les limites de nos corps organiques dans le réel. Ainsi, il est envisageable de créer une autobiographie globale en usant de ces nouveaux liens formés par le biais de nos présences dans les terrains de communication digitale. Les gestes collectifs faits au travers de nos avatars forment une unité face à certaines situations. Ce sont ses parallèles qui peuvent permettre de composer cette mémoire collective aux dépens de ce qui nous rend authentiques au niveau culturel, par exemple. Le risque éventuel de ce type d’autobiographie collective est cette perte. La destruction des nuances peut se faire tout en ignorant les vécus hors de cette collectivité, qui n’auraient pas le mérite d’être remarqués. Mais, cette liaison entre les mémoires se fait déjà indirectement car selon l’auteur :

As they write and record their own life stories on social networks together with the other two billion people like them, each one of them sums up the entire history of the universe.³

Puisqu’à chaque fois qu’un individu raconte quelque chose de lui sur Internet, il fait le résumé de l’histoire de l’univers. À chaque fois qu’il a un retour sur son passé, il s’inscrit, tout comme tous les autres utilisateurs, dans un comportement qui transcende les époques et les terres. Il reste cet être humain qui fait sens de ce qu’il entoure, de ce qu’il habite et tout ce qu’il va perdre sous peu. Dans ses partages, il y a une dimension nécessairement funeste, car chaque action est teintée par cette appréhension ou ce rappel de la disparition. Cette dimension funeste est dans les espaces habités comme Facebook devenu une encyclopédie des morts selon les mots de l’auteur. En parallèle avec tout ce qui s’ajoute, le contenu appartenant à des utilisateurs décédés continue à prendre place sur le réseau social. La mort du corps organique ne donne pas lieu à la mort des avatars et la suppression du contenu qui hante ces espaces. Comme en attente d’être activés par un autre visiteur qui peut lire, regarder, commenter. C’est au moment où la mémoire d’une personne défunte est activée après x temps par un utilisateur que le défunt frôle ce qui se rapproche le plus à l’infinie présence d’un fantôme.

Dans la troisième partie, l’auteur reprend le terme de “memobile” créé par Anna Reading pour décrire un outil technologique permettant de capturer, enregistrer et archiver le vécu sous différents formats et de manière continue. Ce “memobile” s’apparente énormément au smartphone qui contient assez d’information pour nous garantir une mémoire post-mortem, dans l’espoir qu’elle puisse être retrouvée par les générations futures. Or, la suppression éventuelle de cette mémoire, due à un accident technique ou machinique, est également un risque ambiant. Nous pouvons l’observer dans la manière dont certains peuvent se précipiter pour récupérer le stockage de leur téléphone avant son dysfonctionnement total. Davide Sisto avance l’idée que la suppression voulue ou accidentelle de ce contenu donne l’impression d’opérer une seconde mort et un abandon.Pour expliquer cette situation, il prend l’exemple de l’expérience d’un joueur de Rallisport challenge au pseudo de War Therapy. Dans son enfance, ce joueur jouait à ce jeu avec son père jusqu’au décès de celui-ci. Son père était le vainqueur indétrônable de leurs matchs. Ainsi, son score était enregistré comme le top score dans le jeu. Après des années, le fils s’est retrouvé à rejouer contre un joueur créé par le jeu ayant repris les performances de son père et son meilleur score. Il était, à nouveau, en train de rejouer contre son père. Il ne pouvait s’empêcher de le laisser gagner pour, indirectement, continuer à faire vivre la présence de son père. Comme l’auteur le dit :

As such, Wartherapy stops just before the finish line to stop his father dying a second time. Similarly, the reluctance to delete one’s own Facebook account or that, for example, of a dead child is bound to the fear of causing the death of one of our (in the first case) digital identities and, in the second, to repeat the grief endured in the offline dimension.⁴

L’attachement vis à vis de ces informations stockées permet de mieux comprendre l’anxiété qui peut résulter de leur perte ou modification.


¹ Sisto, Davide, Remember Me, 1st ed. 2021, Réimpression, Polity Press, 2021, chap. The Past is Just a Story We Tell Our Followers.

² Ibid., chap. Naked in Front of the Computer: Social Networks in the 1990s.

³ Ibid., chap. Copy and Paste: Writing About Oneself is Like Summing Up the History of the Universe.

Ibid., chap.  The Internet as a Melancholy Container of Regret: Hollie Gazzard, The Last Message Received, Wartherapy.⁴ Ibid., chap.  The Internet as a Melancholy Container of Regret: Hollie Gazzard, The Last Message Received, Wartherapy.

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