En novembre 2013, un article ayant pour titre « L’humain augmenté, un enjeu social » (Human Enhancement, a social stake, en anglais) est publié dans SociologieS, une Revue scientifique de l’Association internationale des sociologues de langue française. Rédigé par Nicolas Le Dévédec et Fany Guis, deux chercheurs de l’Université de Montréal au Canada, l’article traite du thème de l’augmentation humaine. Il vise à examiner les enjeux sociaux et les problèmes que l’augmentation humaine pose à la société dans laquelle nous vivons. Il envisage aussi les solutions possibles à travers une analyse de 3 différents mouvements de pensée : « transhumaniste », « bioconservateur » et « bioéthicien ». Enfin, l’article se termine par une analyse concrète de la signification sociale de l’augmentation humaine à travers deux cas spécifiques.
L’article commence en une brève introduction par analyser la signification de l’expression « Human Enhancement », « humain augmenté » en français. « “Human Enhancement” est l’expression aujourd’hui consacrée pour désigner l’“amélioration” technique des performances humaines, aussi bien physiques, intellectuelles qu’émotionnelles »[1]. À côté de cette expression anglophone, le philosophe Jérôme Goffette définit aussi le concept d’« anthropotechnie » comme : « Art ou technique de transformation extra-médicale de l’être humain par intervention sur son corps »[2]. Afin de bien comprendre le mot « augmenté » ici, on peut se référer à un autre article « Homme augmenté et augmentation de l’humain » dans lequel le terme « augmentation » désigne, « lorsqu’il se réfère à l’homme ou à l’humain, un ensemble de procédures, méthodes ou moyens, chimiques ou technologiques, dont le but est de dépasser les capacités naturelles ou habituelles d’un sujet »[3]. L’auteur énumère ensuite quelques exemples d’utilisation de la technologie pour améliorer des fonctions corporelles courantes dans la vie : la médecine anti-âge, la chirurgie esthétique, le dopage intellectuel. Ces diverses pratiques technologiques sont déjà disséminées dans tous les domaines de la vie. L’auteur met ainsi en évidence les nombreux effets (positifs) et inquiétudes (négatives) que l’omniprésence de la technologie a entraîné, faisant de l’amélioration de l’humanité l’un des principaux sujets de discussion de la société actuelle.
Dans ce qui suit, nous allons développer les différentes perspectives de l’autonomisation humaine qui existent dans la société et leurs implications.
Tout d’abord, le transhumanisme, parfois appelé « surmanisme », désigne « le mouvement intellectuel et culturel qui affirme la possibilité et la désirabilité d’augmenter fondamentalement la condition humaine à travers les nouvelles technologies » [4]. C’est désormais un mouvement culturel et intellectuel international qui soutient l’utilisation de la science et de la technologie pour améliorer la force mentale et phyique, les capacités et les qualifications de l’humain. Les transhumanistes soutiennent également l’utilisation de moyens artificiels pour surmonter des conditions humaines non désirées ou inutiles tels que le handicap, la maladie, la souffrance, le vieillissement et la mort accidentelle. L’examen des dangers et des avantages de ces nouvelles technologies, ainsi que les changements qu’elles apportent à la condition humaine, est également au centre du mouvement transhumaniste.
Comme mentionné dans un rapport intitulé « Converging Technologies for Improving Human Performance », publié aux États-Unis en juin 2002, « c’est un moment unique dans l’histoire des réalisations techniques ; l’amélioration des performances humaines devient possible par l’intégration des technologies »[5]. Ce rapport commandé par la National Science Foundation (NSF) et le Department of Commerce (DOF) aux États-Unis, donne un aperçu complet des quatre technologies les plus prometteuses pour l’avenir de l’humanité : la nanotechnologie, la biotechnologie, les technologies de l’information et les sciences cognitives. Selon la théorie transhumaniste, en intervenant dans les mécanismes de la vie elle-même, la technologie offrirait aux humains la possibilité de transcender leurs limites biologiques actuelles. Elle pourrait permettre l’évolution de l’homme d’un état d’asservissement physique à un état de libre choix. Le transhumanisme n’est toutefois pas une course effrénée à la technologie : ces défenseurs souhaitent également que les gouvernements jouent un rôle dans la limitation des effets négatifs des technologies. En même temps, il existe de nombreuses branches au sein du transhumanisme, tel le transhumanisme démocratique, l’impératif hédoniste, le singularitarisme, etc. Quelles que soient les écoles de pensée internes, elles ont toujours été fondées sur la conviction que l’amélioration de l’être humain permet à l’humain de « devenir plus fort, plus intelligent, plus heureux et de vivre plus longtemps, voire indéfiniment»[6].
L’article traite ensuite du mouvement des bioconservateurs, appelés également « anti-mélioristes » ou « bioluddistes ». Ces derniers condamnent l’usage des nouvelles technologies. Le bioconservatisme a sa propre position sociale, politique et morale : il promeut la réglementation et l’abandon des biotechnologies que les bioconservateurs considèrent comme nuisibles, inhumaines ou immorales. Les cibles communes de la réglementation comprennent : la modification génétique (génie génétique) des cultures et des animaux (y compris les humains) ; le clonage thérapeutique et reproductif ; l’allongement de la durée de vie des cellules souches ; l’amélioration de l’être humain, y compris la modification des fonctions cognitives, etc. Les bioconservateurs pensent que l’utilisation servirait d’autres fins que celles, thérapeutiques, de rétablissement de la santé d’un individu ou de réparation d’un handicap. Ils estiment que l’amélioration des êtres humains constitue une menace pour les droits de l’homme. En d’autres termes, ils pensent que les technologies d’amélioration biomédicale peuvent conduire à la « déshumanisation » [7] de la nature. Les technologies pouvant porter atteinte à la dignité humaine et à la nature intrinsèque des êtres humains. L’universitaire américain Francis Fukuyama suggère également que chaque être humain est génétiquement doté d’un don qui fait de lui un être humain complet. C’est un don qui le distingue essentiellement des autres créatures. La complexité totale de la dotation, que nous avons essayé de préserver, a évolué pour éviter l’auto-modification. Nous ne voulons pas interrompre l’unité ou la continuité de l’humanité et les droits de l’être humain qui en découlent[8]. En résumé, la position du bioconservatisme s’oppose à l’utilisation de la biotechnologie pour modifier l’être humain et préconise des limites strictes à cette technologie.
L’article examine ensuite une « nouvelle génération d’universitaires bioéthiciens ». Comme son nom l’indique, il s’agit d’un groupe de chercheurs qui étudient la bioéthique. C’est-à-dire des éthiciens des sciences biologiques et de la médecine. Selon le philosophe Carl Elliot, les bioéthiciens « rejettent à la fois l’approche « laissez-faire » prônée par les premiers et la condamnation radicale des seconds » [9]. Ils n’approuvent pas le développement effréné et vigoureux des technologies d’amélioration de la vie humaine. Cependant, ils encouragent au contraire l’idée de leur utilisation responsable et pragmatique. Les chercheurs de la bioéthique considèrent que le principe fondamental de la valorisation de l’humanité doit respecter la liberté et l’autonomie, dans un objectif de santé et de sécurité. Bien sûr, certains bioéthiciens réduiront l’échelle du jugement moral à la moralité des inventions médicales ou technologiques au moment où le traitement médical est administré à des êtres humains. D’autres étendent l’échelle du jugement moral à tous les actes infligés à des êtres vivants qui ressentent la peur et la douleur. En définitive, ces bioéthiciens libéraux se rejoignent essentiellement sur un terrain d’entente. Ils estiment que les technologies d’amélioration de l’être humain doivent être gérées de manière rationnelle dans le but de maximiser les avantages individuels et sociétaux et de minimiser les inconvénients de la prolifération. Cette troisième position est plus axée sur des questions spécifiques que le transhumanisme et le bio-conservatisme. Néanmoins, cette position repose sur le principe que les améliorations des performances humaines sont bénéfiques tant qu’elles sont gérées.
En combinant ces trois perspectives différentes, l’article propose de dépasser le mythe d’une utopie post-humaine engendrée par la technologie augmentée dans le processus continu de son application. Il invite à veiller au développement responsable des technologies augmentées dans un contexte réaliste.
Après avoir analysé ces trois théories de l’humain augmenté, l’auteur va plus loin en mobilisant deux exemples réels : la consommation de psychotropes et le recours aux nouvelles technologies reproductives. Est-ce que l’augmentation technologique entraine une amélioration de l’humain ou une médicalisation de la société, ou encore une instrumentalisation de l’humain ? Dans cette section, l’auteur analyse le médicament Ritalin (méthylphénidate) et plusieurs conceptions différentes de la fertilité, pour voir si la technologie est un moyen d’améliorer ou de traiter l’humanité, ou c’est juste un simple outil pour faire avancer le développement humain. Comme l’affirme Jacques Derrida, la technologie est le « pharmakon » de l’humanité. D’une part, la technologie qui améliore l’humanité peut être utilisée comme un « remède » ou un « propulseur » pour l’avenir de la société humaine. D’autre part, si elle n’est pas utilisée correctement, elle peut progressivement se transformer en un poison pour la société, plongeant l’humanité dans des problèmes physiques, psychologiques et sociaux.
En conclusion, cet article présente les différents débats en cours sur l’humain augmenté et vise à mettre en évidence la dimension sociale du sujet. Tant l’utilisation de médicaments psychotropes que le recours aux technologies de reproduction mentionné dans l’article sont des manifestations de la médicalisation des questions sociales et de l’instrumentalisation de la reproduction. Le progrès social est l’une des parties les plus importantes du progrès humain. L’émancipation humaine passe d’abord par l’amélioration de nous-mêmes, puis par l’amélioration de nos conditions sociales, politiques et de vie. Si l’on se tourne vers l’avenir, la société de l’être humain amélioré ne sera pas la société hédoniste utopique conçue par les transhumanistes. De même, il est peu probable qu’elle stagne dans le contrôle extrêmement strict de la technologie tel qu’il est conçu par les bioconservateurs. Ce que nous devrions plutôt apprendre, c’est comment trouver une relation équilibrée entre l’adaptation au monde et la personnalisation de soi.
Bibliographie :
[1] LE DEVEDEC N. et GUIS F. (2013), « L’humain augmenté, un enjeu social », SociologieS, Premiers textes, 19 novembre, pp. 1, en ligne : https://journals.openedition.org/sociologies/4409
[2] GOFFETTE J. (2006), Les mots et les choses:Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines ».
[3] CLAVERIE B. et LE BLANC B.(2013), « Homme augmenté et augmentation de l’humain », L’humain augmenté, PP.61-78.
[4] BOSTROM N. (2003), « Transhumanism FAQ: A General Introduction, version 2.1 », en ligne: humanityplus.org/philosophy/transhumanist-faq/
[5] ROCO M.C. et BAINBRIDGE W.S. (2002), « Converging technologies for improving human performance:Integrating from the nanoscale », Journal of Nanoparticle Research, Netherlands, 2 Kluwer Academic Publishers.
[6] Le Dévédec N. et Guis F. (2013), « L’humain augmenté, un enjeu social », SociologieS, Premiers textes, 19 novembre, pp. 3, en ligne : https://journals.openedition.org/sociologies/4409
[7] BOSTROM N. (2005), « In defense of posthuman dignity », Bioethics, vol. 19.
[8] FUKUYAMA F. (2002), Biotechnology: Our Posthuman Future: Consequences of the Biotechnology Revolution.
[9] ELLIOT C. (2005), « Adventure! Comedy! Tragedy! Robots! How Bioethicists Learned to Stop Worrying and Embrace their Inner Cyborgs », Journal of Bioethical Inquiry, vol. II, n° 1, pp. 21.