Surveillance à l’ère numérique : L’humour de Dries Depoorter comme une arme contre la société d’exposition

Dries Depoorter, Get Popular Vending Machine, 2016-2023

Dries Depoorter est un artiste belge qui aborde des thèmes comme la vie privée, l’intelligence artificielle, la surveillance et les réseaux sociaux. Il travaille ces thèmes au travers d’installations interactives, d’applications ou de jeux. Au sein de ses œuvres, on retrouve toujours un humour sarcastique par rapport à la surveillance et à l’exposition de soi sur les réseaux sociaux (avec un projet de tickets à gratter pour gagner des followers sur Instagram par exemple). 

Dries Depoorter, Tinderin, 2015-2023

            Une première œuvre que je trouve intéressante vis à vis de l’identité numérique est Tinderin. L’idée de cette création est d’exposer, côte à côte, les photos de profil Linkedin et Tinder de la même personne. Derrière ce trait d’humour se cache un véritable questionnement sur le soi numérique, sur ce moment où « l’image devient objet »[1] : objet de représentation, de séduction. Comme le dit Bernard Harcourt, « Nous vivons une transformation morale, une « carrière morale », et nous devenons des agents moraux différents. Pour beaucoup d’entre nous, la transparence virtuelle mortifie notre identité analogique, qui s’estompe comme l’image d’un vieux Polaroïd. »[2]. Le terme de carrière morale, développé par Erving Goffman, permet d’identifier « les cycles des modifications » qui structurent les représentations que l’individu se fait de lui-même, selon les jugements des acteurs avec qui il entre en interaction. Ainsi les images instituées de soi et des autres sont-elles dépendantes des relations sociales au sein desquelles se joue la définition de « l’identité » et du « destin social » de l’individu. Au sein de Tinderin, le rapport entre identité numérique et analogique est clair. Ces deux versions de nous-mêmes se confrontent et s’influencent. Ce qu’on donne de soi, et le rapport que l’on entretient avec les différents acteurs que l’on rencontre sur les réseaux sociaux (en l’occurrence Tinder et Linkedin) ont un véritable impact sur ce que nous sommes, impact positif ou non. 

« [Se] présenter sous un jour positif en faisant abstraction des informations négatives – autrement dit, de se présenter de manière sélective grâce aux environnements numériques – a une influence positive sur l’estime de soi […]. Mais cette expérience ne semble pas être partagée par tous […]. »[3]

Ainsi, nous construisons un récit de nous-même, et notre image, notre représentation, se codifie différemment, selon nos interlocuteurs. Tenue décontractée pour Tinder, costard cravate pour Linkedin. Ainsi, on affuble notre persona de différents costumes, différents masques, selon l’usage, pour mieux duper notre audience, et peut-être, ce qui est pire, nous duper nous-même. La thèse de Bernard Harcourt, ce rapprochement avec la mortification de soi de Erving Goffman, fait ici sens, nos différentes personas finissant par atteindre notre soi analogique. 

Dries Depoorter, Attended Profiles, 2014-2023

Une autre création de Dries Depoorter a retenu mon attention concernant le caractère public de certaines informations sur les réseaux sociaux. Attended Profiles est une installation au sein de laquelle un programme affiche les photos publiques de toutes les personnes s’étant annoncées comme participantes à l’exposition sur l’événement Facebook. En effet, si un événement est public sur Facebook, n’importe qui peut voir les personnes qui y participent, et donc leurs photos de profil. Ces informations, publiques, qui se retrouvent d’un coup, via cette installation, dans « le monde analogique » prennent une autre dimension. Bernard Harcourt aborde cette ambivalence dès l’introduction : 

« Enfoncer une touche sur un clavier, cliquer sur une souris, faire une recherche Google, acheter sur Amazon, balayer un écran, insérer une carte, consulter Instagram, liker, tweeter, scanner, bref, tout ce que nous faisons dans cette nouvelle ère numérique peut être enregistré, stocké et surveillé […]. La plupart d’entre nous en sommes conscients, même si nous y prêtons peu attention […]. [C’est] une chose de le savoir, et une autre de le garder en mémoire suffisamment longtemps pour s’en soucier »[4]

Nos données partagées sur le web peuvent être associé au dérèglement climatique, au sens où, malgré le fait que nous savons que la terre est frappée par des catastrophes naturelles de plus en plus graves, que nous savons que chaque année est l’année la plus chaude jamais enregistrée, nous restons, pour la plupart, stoïques, à attendre que quelque chose se passe, à attendre que l’on soit sauvés. Pour autant, dès qu’on voit des informations sur le dérèglement climatique, ou nos données personnelles, inscrites physiquement dans le monde, on est surpris, offensés, choqués. Le problème est que nos informations personnelles sont utilisées par des forces politiques qui nous dépassent. Les GAFAM bien sûr, s’échangent à cœur joie nos données, comme des chiffres décorrélés d’une réalité. Mais aux Etats-Unis, la police utilise Facebook depuis plusieurs années, comme leur « informateur le plus fiable »[5]. Par exemple, pour des manifestations Black Lives Matter, la police américaine a pu, grâce aux événements publics sur Facebook, récupérer les noms des personnes participant à la manifestation, leurs photos, vérifier leurs antécédents, et commencer à préparer des interpellations. 

« En suivant leurs conversations et leurs interlocuteurs, en retraçant leurs liens sur le réseau et en observant leurs interactions sociales, les agents de la police new yorkaise peuvent identifier les individus qu’ils veulent poursuivre et monter des dossiers contre ces jeunes. L’unité des médias sociaux complète l’activité de renseignements sur le terrain, dans les enquêtes et les poursuites relatives à des infractions. »[6]

Un autre exemple va encore plus (trop ?) loin dans l’utilisation de Facebook dans des buts judiciaires. En effet, un agent fédéral de la Drug Enforcement Administration (Administration pour le contrôle des drogues) a utilisé l’identité d’une suspecte, à son insu, pour créer une fausse page Facebook à son nom, puis a publié des photos d’elle plutôt suggestives, des photos de sa famille, qu’elle avait prises avec son téléphone portable[7]. La page Facebook, complètement fabriquée, avait pour but de poursuivre l’enquête et d’identifier des collaborateurs de Sondra Aquett, la femme en question, qui avait eu un lien mineur avec des dealers de drogues. Le pire est que le ministère de la justice américaine a tout fait pour défendre l’agent, prétendant « qu’un agent fédéral a le droit de se faire passer pour une jeune femme en créant une page Facebook à son nom et à son insu. Les avocats du gouvernement défendent également le droit de l’agent de fouiller le téléphone portable de la femme et de publier des photographies – y compris des photos la représentant, ainsi que des photos de son jeune enfant et de sa nièce – sur le faux compte Facebook que l’agent utilisait pour communiquer avec des criminels présumés. »[8]

Dries Depoorter, The Follower, 2022-2023

Enfin, j’aimerais m’arrêter sur un dernier projet de Dries Depoorter, The Follower. C’est sa dernière création, au sein de laquelle il s’attaque à Instagram. Il a enregistré des caméras ouvertes (comme EarthCam : www.earthcam.com) pendant des semaines et a récupéré plein de photos sur Instagram, taggé avec le lieu de la caméra. Ensuite, avec de la comparaison par intelligence artificielle, il a pu retrouver quand et où ont été prises certaines photos Instagram. L’artiste a conscience qu’il soulève de vastes et dangereuses questions, mais il n’est pas là pour y répondre. 

« Je sais quelles questions cela soulève, ce genre de projet, mais je ne souhaite pas y répondre. Je n’ai pas l’intention de donner une leçon au monde. Je veux juste montrer les dangers des nouvelles technologies. »[9].

La suite de l’article aborde l’utilisation de l’image de tous ces instagrammers par Dries Depoorter. Il est vrai que la question se pose : l’artiste ne rejouerait-il pas la surveillance à sa manière ? « Pour moi, le projet porte plus sur la technologie et non sur les personnes que j’ai utilisées. »[10]. Quand l’auteur de l’article lui fait remarquer qu’il n’a pas flouté les visage des personnes utilisées, Dries Depoorter réplique « Oui, mais eux aussi ont posté la photo ». Je pense qu’il est ici, le point essentiel de ce projet. Tous les acteurs utilisés au sein de The Follower ont volontairement pris leur téléphone, volontairement pris une photo, et volontairement posté cette photo sur Instagram avec la localisation d’indiqué. Il y a un contraste entre le fait que l’on décide de « se donner » aux réseaux sociaux, mais que, dans le même temps, on se retrouve choqué de retrouver notre photo autre part, utilisée dans un autre contexte. Une des « victimes » de Dries Depoorter se plaint : « C’est un crime d’utiliser l’image d’une personne sans sa permission. » Ce qui est en jeu, avec l’exposition numérique actuelle, c’est cette notion de désir, de plaisir à se donner, tout en exigeant dans le même temps un respect d’une vie privée. 

« L’anticipation, le désir de quelque chose de nouveau et de gratifiant, l’agréable sensation de recevoir sur notre messagerie la moindre bonne nouvelle, tout est bon pour détourner notre attention de ce que nous savons réellement de l’ampleur et de l’omniprésence de ces nouvelles formes de contrôle numérique, d’exploration de données, de profilage et de surveillance. »[11].

Cette notion de désir est un point essentiel dans la thèse de Bernard Harcourt (on le verra d’ailleurs dans mon autre article sur l’ouvrage de Bernard Harcourt). C’est ce désir qui provoque un changement de paradigme de nos sociétés de surveillance. Plus besoin d’un grand méchant (Big Brother) pour nous surveiller, nous le faisons nous-même avec les autres. Harcourt introduit ici un terme important : la « servitude volontaire ».

« Non, il s’agit moins d’être contraints, surveillés ou sécurisés que de s’exposer. Nous nous exposons, nous nous affichons en toute conscience, beaucoup d’entre nous volontairement, avec toute la conviction de notre amour, de nos envies, de notre passion et de nos tendances politiques ; certains d’entre nous le font avec plus de méfiance et d’angoisse, voire peut‑être malgré eux, quoi qu’il en soit nous nous exposons sciemment. »[12]

            Comme nous l’avons vu dans cet article, c’est bien cette servitude, ce désir de s’exposer, qui est au centre de l’œuvre de Dries Depoorter. Mais avons-nous vraiment le choix ? Pour Tinderin, avons-nous vraiment le choix de ne pas s’afficher sur Linkedin, de ne pas montrer nos diplômes, nos expériences professionnelles ? C’est un point qu’il est nécessaire de souligner : nos vies numériques sont nécessaires pour de plus en plus de services : communiquer, chercher du travail, acheter des billets de train, d’avion, … On a de moins en moins le choix, comme le souligne Olivia Gesbert en interviewant Bernard Harcourt dans La Grande table Idées (émission du 9 janvier 2020). A Bernard Harcourt de répondre : « Pour ceux qui essayent de résister, c’est presque impossible aujourd’hui. On ne peut plus fonctionner sans s’exposer sur le numérique ». 

[1] VIRILIO Paul, La machine de vision, Paris, Galilée, 1988

[2] HARCOURT Bernard E. La Société d’exposition. Désir et désobéissance à l’ère numérique, traduit de l’anglais (États-Unis) par Renaud Sophie. Le Seuil, 2020, p. 197

[3]Ibid., p. 196-197

[4]Ibid., p. 7-9

[5]Joseph Goldstein et J. David Goodman, « Frisking Tactic Yields to Tighter Focus on Youth Gangs », The New York Times, 18 septembre 2013

[6]HARCOURT Bernard E., op. cit., p. 208

[7]Ibid.

[8]Chris Hamby, « Government Set Up A Fake Facebook Page In This Woman’s Name », BuzzFeed, 6 octobre 2014

[9]Dries Depoorter, entretien avec Chris Stokel Walker, « A surveillance artist shows how Instagram magic is made », Input, 13 septembre 2022

[10]Ibid.

[11]HARCOURT Bernard E., op. cit., p. 9

[12]Ibid.

« Autopoïésie », Technologie vivante et art autonome

Accomplice (2013), Petra Gemeinboeck et Rob Saunders

Il est dans la nature humaine de se questionner sur le futur et sur l’avenir de la civilisation. Ces questionnements prennent souvent leur source auprès des avancées techniques connues, en exacerbant les capacités des technologies de manière fantasmagorique. Ainsi, l’idée d’une technologie autonome est une figure phare du domaine futuriste. Dans l’imaginaire collectif, l’intelligence artificielle prend des formes et des caractères humanoïdes pour qu’elle soit la plus extraordinaire possible. 

Dans les années 40, la réalisation d’une technologie autonome voit enfin le jour grâce au domaine de la cybernétique. La cybernétique est une science introduite par Norbert Wiener en 1947, elle étudie les mécanismes de communication et de régulation des systèmes. Les systèmes sont des objets vivants ou non-vivants, imbriqués et en interaction. Par exemple, une société, un réseau d’ordinateur, une cellule, un organisme, un cerveau, un individu, un écosystème, etc. peuvent être considérés comme des systèmes. Les échanges au sein du système constituent une communication, à laquelle les éléments réagissent en changeant d’état ou en modifiant leurs actions. Les éléments d’un système sont en interaction entre eux// réciproque. L’action d’un élément sur un autre entraîne en retour une réponse (rétroaction ou « feedback ») du second élément vers le premier. On dit alors que ces deux éléments sont reliés par une boucle de feedback (ou boucle de rétroaction). L’approche cybernétique d’un « système » consiste en une analyse globale des interactions entre les éléments d’un système.

Au delà des ingénieurs et des scientifiques, les artistes aussi s’emparent du fantasme robotique et profitent des avancées techniques pour se l’approprier. Ainsi est né l’art cybernétique, impulsé par l’artiste Nicolas Schöffer (1912-1992).

La machine comme performer autonome

« The Machine as Autonomous Performer » est un texte co-écrit en 2014 par Oliver Bown, Petra Gemeinboeck et Rob Saunders, artistes-professeurs à l’université de Sydney. À travers cet écrit, les auteurs étudient des oeuvres d’art qui présentent des comportements autonomes dans un contexte interactif. 

Dans une première partie, les auteurs introduisent les influences de la cybernétique et examinent les performances des systèmes autonomes. Dans une seconde partie, ils discutent de la manière dont les artistes abordent le travail avec ce genre de système, ainsi que les réactions des spectateurs.

Les chercheurs soulignent d’abord l’évolution du terme « interactivité » à travers une citation de Ruairi Glynn : « L’utilisation abusive généralisée du terme « interactivité » a banalisé son sens au point qu’il n’a pas plus de valeur conceptuelle que la réactivité pour la plupart des artistes, architectes et designers d’aujourd’hui ». Ils dénoncent alors la banalité attribué au terme, faisant de l’interactivité complexe le nouveau combat des artistes. 

Animisme systémique

La cybernétique permet d’introduire une part d’indétermination dans le comportement cinétique de l’oeuvre. Celle-ci est capable de s’animer et d’évoluer sans les directives d’un humain. Son « cerveau » électronique agit sur un ensemble « d’organes » moteurs, la machine acquiert alors une véritable autonomie d’action. On assiste là à une anthropomorphisation des systèmes. L’anthropomorphisme aide à maintenir un intérêt pour l’objet, parce que les individus peuvent se comparer à lui. À la vue d’un système autonome, les termes anthropomorphiques sont généralement utilisés pour catégoriser les comportements des oeuvres (par exemple, « vivant », « conscient », « cerveaux », etc. Le retour de la cybernétique dans l’art dans les année 90 permet de repenser l’interaction : l’oeuvre est vue comme un système et le système comme une oeuvre. Dans les approches plus complexes de l’interactivité, le système est abordé comme un « quasi-organisme dans des boucles sensori-motrices autopoïétiques ou énactives avec un ou plusieurs utilisateurs » selon Simon Penny, professeur à l’université de californie. Toutefois, une longue période d’observation est nécessaire pour comprendre le système et étudier ses comportements. Se pose alors la question de comment les artistes et le public abordent l’autonomie comme concept esthétique et expérimental.

L’esthétique autonome

Le corps seul de la machine suffi à produire une certaine esthétique. L’ensemble constitue un environnement qui englobe le spectateur. Celui-ci est convié à participer à une véritable expérience sensorielle. L’oeuvre d’art n’est plus un objet inanimé mais constitue à elle seule un véritable spectacle, une performance. La machine dite autonome permet de remplacer l’humain par une oeuvre d’art abstraite, agissant de sa propre initiative, ce qui introduit dans le monde du spectacle un être nouveau dont le comportement et la carrière sont en constante évolution. L’oeuvre devient une entité unique et indépendante, lorsqu’elle est associée à son environnement phénoménologique par l’interactivité. L’oeuvre est alors considérée comme vivante, pratiquement traitée comme une vedette (notamment à travers ses multiples représentations mondiales).

L’autonomie est vue comme un moyen de mieux comprendre le comportement d’un système, en l’occurence la relation avec ses performances esthétiques. L’autopoïèse appliquée au champ esthétique peut être comprise comme un sytème auto-créateur d’esthétique. Les actions des systèmes autonomes ne peuvent être mises en scène car l’interaction se fait en temps réel, sans la certitude accordée par les répétitions. Les participants ou « interacteurs » sont dans une expérience directe avec l’oeuvre. Les interacteurs et le système font alors tous deux parti du processus et en deviennent acteurs. L’interaction avec ces oeuvres devient une co-performance sensible aux contingences d’un temps et d’un espace : chaque interaction devient unique. Par exemple, la performance de CYSP 1., 1956 (N. Schöffer) à la Cité radieuse de Le Corbusier. La sculpture réagissait spatialement aux mouvements des danseuses.

Le potentiel performatif de la machine contraint les artistes à déplacer leurs attentions non plus sur des questions de représentation, mais sur des questions de relation et d’agencement. Il ne s’agit plus seulement d’oeuvres avec lesquelles interagir, il s’agit aussi de créer une relation. Le travail est construit et composé en continu, plus proche d’un événement ou d’une performance que d’une interface ou d’une installation fixe. On se concentre sur les capacités performatives métacréatrices du système. La possibilité d’animer l’espace d’une façon entièrement nouvelle s’ajoute à l’introduction d’un élément temporel qui n’était encore jamais entrée en jeu dans la conception d’une oeuvre d’art. Espace et temps sont désormais indissolublement liés.

L’exposition « Robots et Artistes » au Grand-Palais, 2018.

Une autonomie (inter)dépendante

Certaines machines peuvent faire preuve d’apprentissage et de mémoire. Cette autonomie permet une remise en question des paradigmes classiques d’interaction des oeuvres car elle implique une adaptation réciproque : à la fois par le public mais aussi par le système de la machine elle-même. L’oeuvre fait preuve d’autonomie grâce aux propriétés adaptatives du système changeant à long terme. Les systèmes dit hétéronomes sont dépendants de leur contexte externes. Toutefois, si on doit analyser leur comportement passé pour prédire leur comportement futur, alors ils sont dit autonomes.

Les mécanismes autopoïètiques mettent en évidence la dépendance de la machine à l’environnement changeant qui l’entoure. Ainsi, le système robotique autonome rappelle l’interdépendance présente dans l’écosystème terrestre. De nouvelles questions se posent alors : à travers les oeuvres autonomes, les artistes participent-ils à automatiser l’art ? Ou au contraire, peut-on voir à travers ces oeuvres autopoïétiques, une façon poétique d’interroger la relation de l’homme à son environnement ?

CYSP 1., Nicolas Schöffer, 1956.

Au delà des ingénieurs et des scientifiques, les artistes aussi s’emparent du fantasme robotique et profitent des avancées techniques pour se l’approprier. Ainsi est né l’art cybernétique, impulsé par l’artiste Nicolas Schöffer (1912-1992). Il est l’un des principaux acteurs de l’art cybernétique, appelé aujourd’hui art interactif, en réalisant les premières œuvres en temps réel de l’histoire de l’art. Son oeuvre allie la science de l’automatisme et les nouvelles technologies à l’artistique. 

CYSP 1., la sculpture vivante

CYSP 1. (1956) est la première « sculpture spatiodynamique et luminodynamique » dotée d’une autonomie totale du mouvement. L’oeuvre se présente comme une sculpture dansante et fait preuve d’une double expression artistique en associant la sculpture et la chorégraphie (nous reviendrons dessus par la suite). CYSP 1. doit son nom aux premières lettres des mots cybernétique et spatiodynamique. Le terme spatiodynamique est créé par Nicolas Schöffer en 1948. Il le défini comme « l’intégration constructive et dynamique de l’espace dans l’œuvre plastique ».

CYSP 1. est faite d’acier et de duraluminium. Dans la base de la structure se trouve un « cerveau » électronique mis au point par la compagnie Philips. La sculpture est fixée sur un socle monté sur quatre roulettes qui lui permettent de se mouvoir. La sculpture entière se déplace de façon autonome et seize plaques polychromes pivotent et tournent à des vitesses différentes en réaction aux stimuli externes. Des cellules photo-électriques et un microphone intégrés captent toutes les variations de couleur, d’intensité lumineuse et d’intensité sonore. La sculpture réagit aux changements provoqués par des déplacements et des mouvements. « Par exemple : elle s’excite à la couleur bleue, c’est-à-dire qu’elle avance, recule ou tourne rapidement, et fait tourner rapidement ses plaques; elle se calme au rouge. Elle s’excite aussi dans l’obscurité et se calme à la lumière intense. » 


Dû à la constante variabilité des phénomènes, les réactions de l’oeuvre sont toujours changeantes et imprévues, ce qui donne à CYSP 1. une certaine sensibilité, qui rappelle la vie organique. « Différentes couleurs font tourner ses lames rapidement ou bien les immobilisent. Elles propulsent la sculpture, l’arrêtent, la font bifurquer brusquement. L’obscurité et le silence l’animent ; l’intensité et le bruit la paralysent. Des stimuli ambigus (…) déclenchent des réactions aussi imprévisibles que celles d’un organisme. » (J. Burnham, à l’occasion de l’exposition de CYSP1. à NYC).

Une sculpture autonome

La cybernétique permet d’introduire une part d’indétermination dans le comportement cinétique  de l’oeuvre. Celle-ci est capable de s’animer et d’évoluer sans les directives d’un humain. Son « cerveau » électronique agit sur un ensemble « d’organes » moteurs, la machine acquiert alors une véritable autonomie d’action. La sculpture dite « spatiodynamique » permet de remplacer l’humain par une oeuvre d’art abstraite, agissant de sa propre initiative, ce qui introduit dans le monde du spectacle un être nouveau dont le comportement et la carrière sont en constante évolution. La sculpture est alors pratiquement traité comme une vedette, considérée comme vivante.

Plus qu’un robot, CYSP 1. devient une star et participe à la vie artistique sur des plans multiples :

L’oeuvre a été présentée pour la première fois à la Nuit de la poésie (théâtre Sarah- Bernhardt, Paris) en 1956. La même année, elle est montrée dans le cadre du Festival d’art d’avant-garde de Marseille, lors d’une performance interactive sur le toit de la Cité radieuse de Le Corbusier avec des danseuses du corps de ballet de Maurice Béjart. Elle était accompagnée d’une musique composée par Pierre Henry. La sculpture réagissait spatialement aux mouvements des danseuses.

CYSP 1. à la Cité Radieuse en compagnie des danseuses du corps de ballet de Maurice Béjart

En 1957 CYPSP1. joue son premier Spectacle Spatiodynamique Cybernétique Expérimental créé par Nicolas Schöffer au Théâtre d’Evreux.

Au cinéma

1956 : CYSP 1 apparait dans un film de Jacques Brissot « sculptures, projections, peintures ».

1958 : Apparition de CYSP 1. dans le film « Spatiodynamisme » de Henri Langlois et Tinto Brass, (prod. Cinémathèque Française)

En exposition :

1956 : Présentation à La Haye

1958 : Académie des beaux arts d’Amsterdam, Musée d’Art Moderne de Stockholm, Palais du sultan marocain à Rabat, dans les rues de Paris (plusieurs expositions à Paris).

1960 : Institute of Contemporary Art, Londres

1965 : Jewish Museum, New York

1987-1988 : tournée aux USA

CYSP 1., métacréatrice

À la suite de CYSP 1., d’autres sculptures spatiodynamiques furent produites. Placées ensemble, elles peuvent réaliser un grand spectacle cybernétique, fonctionnant à la manière d’un écosystème. Les possibilités interactives des oeuvres d’art s’étendent. Le corps seul de CYSP 1. suffi à produire une certaine esthétique. ll ne s’agit plus seulement d’oeuvres avec lesquelles interagir, il s’agit aussi de créer une relation. Le travail est construit et composé en continu, plus proche d’un événement ou d’une performance que d’une interface ou d’une installation fixe. On se concentre sur les capacités performatives métacréatrices du système. L’ensemble constitue un environnement qui englobe le spectateur. Celui-ci est convié à participer à une véritable expérience sensorielle. L’oeuvre d’art n’est plus un objet inanimé mais constitue à elle seule un véritable spectacle, une performance. La machine dite autonome permet de remplacer l’humain par une oeuvre d’art abstraite, agissant de sa propre initiative, ce qui introduit dans le monde du spectacle un être nouveau dont le comportement et la carrière sont en constante évolution. L’oeuvre devient une entité unique et indépendante, lorsqu’elle est associée à son environnement phénoménologique par l’interactivité. La possibilité d’animer l’espace d’une façon entièrement nouvelle se double en effet de l’introduction d’un élément temporel qui n’était encore jamais entré en jeu dans la conception d’une oeuvre d’art. Espace et temps sont désormais indissolublement liés. 

Corps de femmes et Computer Grrls : Pression de normalisation dans un paysage technologique de plus en plus uniformisé ?

Affiche de l’exposition « Computer Grrrls », 2019

En mars 2019, la Gaité lyrique qui est depuis 2010 un Centre d’Arts Numérique et de Musique électronique situé à Paris a présenté l’exposition Computer Grrrls, co produite avec le Hartware Medien KunstVerein de Dortmund en Allemagne, qui se consacre à l’Art Médiatique Contemporain. 

L’exposition Computer Grrrls regroupe vingt-huit oeuvres de vingt-trois artistes et collectifs contemporains différents qui revisitent l’histoire des femmes et des machines et esquissent des scénarios pour un futur plus inclusif, dans le monde de l’informatique. À travers le regard de ces artistes, l’exposition aborde une série élargie de sujets comme la place des minorités sur Internet, les dangers d’une intelligence artificielle confiée aux hommes blancs, ou le sexisme d’internet, et propose des pistes pour changer nos regards. Les oeuvres présentées sont polymorphes : vidéo, installations, réalité virtuelle, modélisation et impression 3D, dessins… Cette pluralité des médiums et des approches permet d’approfondir des réflexions sur les stéréotypes masculin / féminin et sur le corps, naturel ou artificiel sur Internet. Ces oeuvres établissent des connexions entre notre époque et celle des débuts de l’informatique et nous invite surtout à découvrir ou à redécouvrir, la place considérable que les femmes tenaient dans l’informatique durant les années 1960. 

Un article du magazine féminin Cosmopolitan de 1967 témoigne de cette importance et présente le secteur de l’informatique comme favorable pour les femmes. Le titre de l’exposition Computer Grrrls fait référence à cet article ainsi qu’au Riot Grrrls, un mouvement féministe du début des années 90 qui militait pour la présence des femmes sur la scène punk américaine. 

L’exposition met également en avant plusieurs chiffres qui donnent le tournis. En 1986, 37% des étudiants en sciences de l’informatique étaient de sexe féminin. Dans les années 1950, les femmes représentaient entre 30 et 50% des effectifs. Et aujourd’hui, d’après une enquête menée par le magazine Wired, seuls 12% des leaders dans le domaine du machine learning sont des femmes.

Erica Scourti, ​Body Scan 2014, installation à HeK Basel, Suisse

Parmi ces installations, Erica Scourti nous présente sa vidéo « Body Scan » de 2014 qui mêle les nouvelles technologies à la représentation du corps de la femme et nous fait nous interroger sur les types d’images du corps de la femme que nous renvoie internet. Le titre de l’oeuvre « Body Scan » évoque les systèmes de reconnaissance par biométrie. 

Dans cette vidéo, c’est comme si l’artiste menait l’enquête puisqu’elle confie des photographies de son propre corps (qu’elle a photographié avec son iPhone) à une application chargée de créer des liens avec d’autres contenus disponibles sur le web. Erica Scourti s’intéresses aux effets corporels de la connexion constante à la technologie, à la capture d’écran, à la fois en tant qu’enregistrement et en tant que résultat d’un geste incarné et ressenti qui nécessite une coordination physique main-oeil. L’artiste commente ses recherches en voix off et nous montre les résultats qui donnent des associations parfois absurdes, comme une photo de sa bouche connectée à une photo de Christina Aguilera ou encore, son corps comparé à tous ceux disponibles sur Internet. Chaque aspect de son physique se fait analyser, scanner par des algorithmes et Internet propose de manière récurrente des façons d’améliorer d’une façon ou d’une autre des parties de son corps. Ces résultats révèlent la pression de normalisation exercée sur le corps des femmes. 

In fine, Computer Grrrls intrigue, surprend, dérange et suscite de nombreuses interrogations sur le monde numérique et le chemin que les femmes et minorités ont toujours tenté de s’y frayer. Ces artistes, femmes, sont directement concernées par le regard qu’elle portent sur la place des femmes dans l’informatique et son histoire. Alors… Ordinateur ou ordinatrice ? 

#DrawToArt – Le dispositif artistique par Google Arts et Culture

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Affiche de l’événement Art # Connexion où le dispositif de Google a été mis à disposition du public

Lors d’un événement s’étant déroulé au Grand Palais à Paris, du 7 au 9 Juillet 2018, la branche de Google appelée Arts et Culture a présenté un dispositif numérique et artistique où le visiteur est invité à dessiner ce qu’il désire sur un écran présenté comme un chevalet de peintre. Son dessin est comparé en temps réel à une œuvre artistique, qu’il s’agisse d’une peinture ou d’une sculpture, et ce dans l’espoir d’inciter le grand public à s’intéresser davantage au milieu de l’art.

Cet événement, appelé Art # Connexion, proposait « quinze expériences digitales autour de l’art réunies pour la 1ère fois au Grand Palais » et permettait une interaction gratuite avec plusieurs dispositifs à un public de tout âge. Le ministère de la culture et Google Arts et Culture étaient partenaires de l’événement.

Comme décris précédemment, #DrawToArt est une expérience digitale qui se présente sous la forme d’un écran intégré dans un chevalet où le spectateur est invité à dessiner ce qu’il désire pour ensuite voir son dessin comparé avec des œuvres d’arts qui y sont similaires. Bien qu’ayant un aspect purement ludique, ce dispositif est surtout réalisé pour montrer de quoi l’algorithme Google est capable. Ici, il s’agit de proposer des œuvres d’arts présentes dans une immense base de données pour les comparer avec le dessin du spectateur, et ainsi l’inviter à en savoir plus sur le monde de l’art en général.

#drawtoart

Capture d’écran de la vidéo de présentation du dispositif par Google (lien vers la vidéo ci-joint : http://youtu.be/Y1x52RMwM0Q)

Cependant, assez rapidement, une polémique naît de ce dispositif. Le sociologue et chercheur Antonio Casilli dénonce sur Twitter que « Google propose aux usagers du musée d’entraîner ses IA avec Autodraw. Pratique ». En effet, les actions des visiteurs du musée, à savoir dessiner sur l’écran, nourrissent l’intelligence artificielle de Google. Cela lui permet de devenir de plus en plus précise, et cela, sans que le visiteur soit rémunéré d’une quelque manière que ce soit. On peut parler de ce que Casilli appelle « le travail invisible ». Selon lui, cela a pour objectif, d’enrichir uniquement les profits des entreprises. En transformant en valeurs toutes les actions quotidiennes que l’on fait sur internet, à savoir faire une recherche Google, mettre un j’aime sur Facebook ou regarder une vidéo sur Youtube, nous enrichissons ces mêmes entreprises. Ces actions du quotidien nous paraissent banales et gratuites mais contribuent au perfectionnent des IA et rapportent plus de profits à leurs entreprises.

#DrawToArt a d’ailleurs contribué à ce que l’algorithme de Google soit plus performant et donne naissance à une application qui reprend le même principe que celui du dispositif présenté au Grand Palais : Autodraw. En effet, cette application utilise l’intelligence artificielle de Google pour deviner ce que nous sommes en train de dessiner en temps réel. A la place de proposer des œuvres d’art en rapport avec le dessin, l’IA propose des formes, objets, structures et personnages concrets. Par exemple en dessinant un rectangle à l’intérieur d’un autre, Autodraw pense que l’on dessine un smartphone sans que l’on n’ait fini le dessin. En cliquant sur la proposition donnée par l’IA, un dessin de smartphone apparaît donc à l’écran.

Les usagers du musée ont nourri une intelligence artificielle sans être rémunérés, et ce en toute normalité. Cela expose le problème auquel on fait face aujourd’hui et qu’Antonio Casilli dénonce à travers ses multiples recherches sur le sujet, à savoir le Digital Labor.
Cependant peut-on réellement affirmer que les usagers du musée aient travaillé (à leur insu) pour rendre l’IA de Google plus performante ? En lisant différents messages sur les réseaux sociaux liés à l’événement, les visiteurs ont partagé leurs impressions sur le dispositif #DrawToArt. Celui-ci ne leur donnait pas l’illusion de travailler mais de les amuser de manière ludique. Sur les réseaux sociaux, de nombreuses personnes montrent leur dessin à côté d’une œuvre d’art similaire que l’algorithme a choisi parmi sa base de données. De ce fait, on peut se demander si l’on peut qualifier de « travail » ce que l’on interprète comme une action gratuite, simple voire ludique comme ce que propose #DrawToArt. Après tout, un véritable travail présente une mission que l’on doit effectuer dans le temps qu’on nous impose, or ici, les usagers du musée ne sont en rien obligés d’interagir avec le dispositif, il n’y a aucune obligation qui leur soit imposée.

Antonio Casilli considère que dès lors qu’on optimise une IA sans avoir la moindre rémunération en retour, nous devenons par conséquent à la fois consommateurs de ces services « gratuits » et producteurs. Nous laissons filtrer nos données par la simple action de cliquer, comme par exemple en le faisant sur une publicité. Ces données entrent dans les bases de données des IA et les rendent plus performantes. Si pour Casilli le Digital Labor se définit en englobant « toute activité qui produit de la valeur et qui est fondé sur des principes de tâcheronisation et de datafication », alors on peut considérer que les actions des visiteurs du musée qui ont participé au dispositif #DrawToArt ont effectivement travaillé gratuitement pour Google, permettant ainsi d’entraîner son IA sans le moindre coût.