Dries Depoorter est un artiste belge qui aborde des thèmes comme la vie privée, l’intelligence artificielle, la surveillance et les réseaux sociaux. Il travaille ces thèmes au travers d’installations interactives, d’applications ou de jeux. Au sein de ses œuvres, on retrouve toujours un humour sarcastique par rapport à la surveillance et à l’exposition de soi sur les réseaux sociaux (avec un projet de tickets à gratter pour gagner des followers sur Instagram par exemple).
Une première œuvre que je trouve intéressante vis à vis de l’identité numérique est Tinderin. L’idée de cette création est d’exposer, côte à côte, les photos de profil Linkedin et Tinder de la même personne. Derrière ce trait d’humour se cache un véritable questionnement sur le soi numérique, sur ce moment où « l’image devient objet »[1] : objet de représentation, de séduction. Comme le dit Bernard Harcourt, « Nous vivons une transformation morale, une « carrière morale », et nous devenons des agents moraux différents. Pour beaucoup d’entre nous, la transparence virtuelle mortifie notre identité analogique, qui s’estompe comme l’image d’un vieux Polaroïd. »[2]. Le terme de carrière morale, développé par Erving Goffman, permet d’identifier « les cycles des modifications » qui structurent les représentations que l’individu se fait de lui-même, selon les jugements des acteurs avec qui il entre en interaction. Ainsi les images instituées de soi et des autres sont-elles dépendantes des relations sociales au sein desquelles se joue la définition de « l’identité » et du « destin social » de l’individu. Au sein de Tinderin, le rapport entre identité numérique et analogique est clair. Ces deux versions de nous-mêmes se confrontent et s’influencent. Ce qu’on donne de soi, et le rapport que l’on entretient avec les différents acteurs que l’on rencontre sur les réseaux sociaux (en l’occurrence Tinder et Linkedin) ont un véritable impact sur ce que nous sommes, impact positif ou non.
« [Se] présenter sous un jour positif en faisant abstraction des informations négatives – autrement dit, de se présenter de manière sélective grâce aux environnements numériques – a une influence positive sur l’estime de soi […]. Mais cette expérience ne semble pas être partagée par tous […]. »[3]
Ainsi, nous construisons un récit de nous-même, et notre image, notre représentation, se codifie différemment, selon nos interlocuteurs. Tenue décontractée pour Tinder, costard cravate pour Linkedin. Ainsi, on affuble notre persona de différents costumes, différents masques, selon l’usage, pour mieux duper notre audience, et peut-être, ce qui est pire, nous duper nous-même. La thèse de Bernard Harcourt, ce rapprochement avec la mortification de soi de Erving Goffman, fait ici sens, nos différentes personas finissant par atteindre notre soi analogique.
Une autre création de Dries Depoorter a retenu mon attention concernant le caractère public de certaines informations sur les réseaux sociaux. Attended Profiles est une installation au sein de laquelle un programme affiche les photos publiques de toutes les personnes s’étant annoncées comme participantes à l’exposition sur l’événement Facebook. En effet, si un événement est public sur Facebook, n’importe qui peut voir les personnes qui y participent, et donc leurs photos de profil. Ces informations, publiques, qui se retrouvent d’un coup, via cette installation, dans « le monde analogique » prennent une autre dimension. Bernard Harcourt aborde cette ambivalence dès l’introduction :
« Enfoncer une touche sur un clavier, cliquer sur une souris, faire une recherche Google, acheter sur Amazon, balayer un écran, insérer une carte, consulter Instagram, liker, tweeter, scanner, bref, tout ce que nous faisons dans cette nouvelle ère numérique peut être enregistré, stocké et surveillé […]. La plupart d’entre nous en sommes conscients, même si nous y prêtons peu attention […]. [C’est] une chose de le savoir, et une autre de le garder en mémoire suffisamment longtemps pour s’en soucier »[4].
Nos données partagées sur le web peuvent être associé au dérèglement climatique, au sens où, malgré le fait que nous savons que la terre est frappée par des catastrophes naturelles de plus en plus graves, que nous savons que chaque année est l’année la plus chaude jamais enregistrée, nous restons, pour la plupart, stoïques, à attendre que quelque chose se passe, à attendre que l’on soit sauvés. Pour autant, dès qu’on voit des informations sur le dérèglement climatique, ou nos données personnelles, inscrites physiquement dans le monde, on est surpris, offensés, choqués. Le problème est que nos informations personnelles sont utilisées par des forces politiques qui nous dépassent. Les GAFAM bien sûr, s’échangent à cœur joie nos données, comme des chiffres décorrélés d’une réalité. Mais aux Etats-Unis, la police utilise Facebook depuis plusieurs années, comme leur « informateur le plus fiable »[5]. Par exemple, pour des manifestations Black Lives Matter, la police américaine a pu, grâce aux événements publics sur Facebook, récupérer les noms des personnes participant à la manifestation, leurs photos, vérifier leurs antécédents, et commencer à préparer des interpellations.
« En suivant leurs conversations et leurs interlocuteurs, en retraçant leurs liens sur le réseau et en observant leurs interactions sociales, les agents de la police new yorkaise peuvent identifier les individus qu’ils veulent poursuivre et monter des dossiers contre ces jeunes. L’unité des médias sociaux complète l’activité de renseignements sur le terrain, dans les enquêtes et les poursuites relatives à des infractions. »[6]
Un autre exemple va encore plus (trop ?) loin dans l’utilisation de Facebook dans des buts judiciaires. En effet, un agent fédéral de la Drug Enforcement Administration (Administration pour le contrôle des drogues) a utilisé l’identité d’une suspecte, à son insu, pour créer une fausse page Facebook à son nom, puis a publié des photos d’elle plutôt suggestives, des photos de sa famille, qu’elle avait prises avec son téléphone portable[7]. La page Facebook, complètement fabriquée, avait pour but de poursuivre l’enquête et d’identifier des collaborateurs de Sondra Aquett, la femme en question, qui avait eu un lien mineur avec des dealers de drogues. Le pire est que le ministère de la justice américaine a tout fait pour défendre l’agent, prétendant « qu’un agent fédéral a le droit de se faire passer pour une jeune femme en créant une page Facebook à son nom et à son insu. Les avocats du gouvernement défendent également le droit de l’agent de fouiller le téléphone portable de la femme et de publier des photographies – y compris des photos la représentant, ainsi que des photos de son jeune enfant et de sa nièce – sur le faux compte Facebook que l’agent utilisait pour communiquer avec des criminels présumés. »[8].
Enfin, j’aimerais m’arrêter sur un dernier projet de Dries Depoorter, The Follower. C’est sa dernière création, au sein de laquelle il s’attaque à Instagram. Il a enregistré des caméras ouvertes (comme EarthCam : www.earthcam.com) pendant des semaines et a récupéré plein de photos sur Instagram, taggé avec le lieu de la caméra. Ensuite, avec de la comparaison par intelligence artificielle, il a pu retrouver quand et où ont été prises certaines photos Instagram. L’artiste a conscience qu’il soulève de vastes et dangereuses questions, mais il n’est pas là pour y répondre.
« Je sais quelles questions cela soulève, ce genre de projet, mais je ne souhaite pas y répondre. Je n’ai pas l’intention de donner une leçon au monde. Je veux juste montrer les dangers des nouvelles technologies. »[9].
La suite de l’article aborde l’utilisation de l’image de tous ces instagrammers par Dries Depoorter. Il est vrai que la question se pose : l’artiste ne rejouerait-il pas la surveillance à sa manière ? « Pour moi, le projet porte plus sur la technologie et non sur les personnes que j’ai utilisées. »[10]. Quand l’auteur de l’article lui fait remarquer qu’il n’a pas flouté les visage des personnes utilisées, Dries Depoorter réplique « Oui, mais eux aussi ont posté la photo ». Je pense qu’il est ici, le point essentiel de ce projet. Tous les acteurs utilisés au sein de The Follower ont volontairement pris leur téléphone, volontairement pris une photo, et volontairement posté cette photo sur Instagram avec la localisation d’indiqué. Il y a un contraste entre le fait que l’on décide de « se donner » aux réseaux sociaux, mais que, dans le même temps, on se retrouve choqué de retrouver notre photo autre part, utilisée dans un autre contexte. Une des « victimes » de Dries Depoorter se plaint : « C’est un crime d’utiliser l’image d’une personne sans sa permission. » Ce qui est en jeu, avec l’exposition numérique actuelle, c’est cette notion de désir, de plaisir à se donner, tout en exigeant dans le même temps un respect d’une vie privée.
« L’anticipation, le désir de quelque chose de nouveau et de gratifiant, l’agréable sensation de recevoir sur notre messagerie la moindre bonne nouvelle, tout est bon pour détourner notre attention de ce que nous savons réellement de l’ampleur et de l’omniprésence de ces nouvelles formes de contrôle numérique, d’exploration de données, de profilage et de surveillance. »[11].
Cette notion de désir est un point essentiel dans la thèse de Bernard Harcourt (on le verra d’ailleurs dans mon autre article sur l’ouvrage de Bernard Harcourt). C’est ce désir qui provoque un changement de paradigme de nos sociétés de surveillance. Plus besoin d’un grand méchant (Big Brother) pour nous surveiller, nous le faisons nous-même avec les autres. Harcourt introduit ici un terme important : la « servitude volontaire ».
« Non, il s’agit moins d’être contraints, surveillés ou sécurisés que de s’exposer. Nous nous exposons, nous nous affichons en toute conscience, beaucoup d’entre nous volontairement, avec toute la conviction de notre amour, de nos envies, de notre passion et de nos tendances politiques ; certains d’entre nous le font avec plus de méfiance et d’angoisse, voire peut‑être malgré eux, quoi qu’il en soit nous nous exposons sciemment. »[12]
Comme nous l’avons vu dans cet article, c’est bien cette servitude, ce désir de s’exposer, qui est au centre de l’œuvre de Dries Depoorter. Mais avons-nous vraiment le choix ? Pour Tinderin, avons-nous vraiment le choix de ne pas s’afficher sur Linkedin, de ne pas montrer nos diplômes, nos expériences professionnelles ? C’est un point qu’il est nécessaire de souligner : nos vies numériques sont nécessaires pour de plus en plus de services : communiquer, chercher du travail, acheter des billets de train, d’avion, … On a de moins en moins le choix, comme le souligne Olivia Gesbert en interviewant Bernard Harcourt dans La Grande table Idées (émission du 9 janvier 2020). A Bernard Harcourt de répondre : « Pour ceux qui essayent de résister, c’est presque impossible aujourd’hui. On ne peut plus fonctionner sans s’exposer sur le numérique ».
[1] VIRILIO Paul, La machine de vision, Paris, Galilée, 1988
[2] HARCOURT Bernard E. La Société d’exposition. Désir et désobéissance à l’ère numérique, traduit de l’anglais (États-Unis) par Renaud Sophie. Le Seuil, 2020, p. 197
[3]Ibid., p. 196-197
[4]Ibid., p. 7-9
[5]Joseph Goldstein et J. David Goodman, « Frisking Tactic Yields to Tighter Focus on Youth Gangs », The New York Times, 18 septembre 2013
[6]HARCOURT Bernard E., op. cit., p. 208
[7]Ibid.
[8]Chris Hamby, « Government Set Up A Fake Facebook Page In This Woman’s Name », BuzzFeed, 6 octobre 2014
[9]Dries Depoorter, entretien avec Chris Stokel Walker, « A surveillance artist shows how Instagram magic is made », Input, 13 septembre 2022
[10]Ibid.
[11]HARCOURT Bernard E., op. cit., p. 9
[12]Ibid.