Question de l’auteur dans le jeu vidéo, la théorie.

« la création artistique dans le jeu vidéo », sous la direction de Pascal Krajewski, édition L’Harmattan, 2021.

Lorsque l’on évoque le domaine du jeu vidéo, il est facile de nous rappeler certains grands titres qui ont su frapper notre enfance. Peu importe la catégorie, du casual game, certains se démarquent par leur complexité, et de multiples licences arrivent régulièrement à se différencier et ainsi à se faire un nom dans un domaine encore récent et en perpétuelle évolution. Cette évolution est d’autant plus flagrante que lorsque l’on regarde la quantité de parutions de jeux par jour. Effectivement, rien que sur la plateforme Steam, il y a en moyenne un jeu qui est distribué toutes les 53 minutes. Cette production intensive pousse le jeu vidéo à plus être vu comme un outil de consommation par le grand public, que par une forme d’art. L’un des facteurs sur lequel il est possible de s’appuyer, et qui explique la raison pour laquelle ce texte est rédigé, est la reconnaissance des auteurs dans le domaine du divertissement vidéoludique. Lorsque l’on évoque les noms de Shigeru Miyamoto ou encore Will Wright beaucoup restent dans l’incertitude, néanmoins, à l’évocation de leurs productions que sont respectivement les franchises : Mario et les Sims, les personnes les moins concernées identifient les jeux en question. C’est ce que je vais développer dans l’œuvre qui suit. C’est ce que je vais développer concernant le texte qui suit :

« Le jeu et son nom : qu’est-ce qu’un auteur de jeu vidéo ? » D’Espen Aarseth. Ce texte est des plus intéressants puisqu’il s’agit de la reprise d’un de ses propres texte rédigé 20 ans plus tôt. Il me semble que la manière la plus simple de le résumer, est cette citation de David Jones :
« Aujourd’hui, tout jeu est un énorme travail d’équipe. Une seule personne ne peut en tirer gloire. Les noms célèbres proviennent d’un passé où il en allait autrement, où l’on pouvait concevoir et coder tout seul presque tout un jeu. Cela n’arrive plus, tout simplement, même le nom des studios devient théorique. Tout ce qui compte, c’est le jeu et son nom. »
Pour préciser, et faire le lien avec le texte que j’ai rédigé autour de « Super Mario Cloud » de Cory Archangel, ce récit pose la question de l’évolution du jeu vidéo depuis la parution de l’écrit originel 20 années plus tôt, et interroge sur l’évolution de la notion du terme « auteur » en ce qui concerne les créateurs de ce genre de divertissement.
Dans un premier temps, il nous est rappelé que les premiers divertissements vidéoludiques auxquels nous avions affaire étaient tout droit tirés du cinéma. La majorité avait simplement pour objectif de reproduire tous les éventements qui s’étaient produits dans un film paru quelque temps auparavant. Ceux-ci poussant uniquement à la consommation d’un produit dérivé d’une œuvre originale cinématographique, la question du créateur de ce jeu n’avait jamais été quelque peu évoquée. L’auteur du texte que je vous cite finit néanmoins par évoquer que certains auteurs commencent à chercher à traiter des sujets amenant à la réflexion et non plus au simple divertissement primitif en faisant référence par exemple à « Postal² » parut en 2003.
La double décennie qui a suivi a permis le développement du secteur qui nous concerne et par la même occasion, son nombre de créateurs. S’il est mentionné que les jeux AAA à gros budget favorisent l’appréciation d’un vaste publique par une approche commerciale et marketée, au contraire la production croissante de jeu indépendants permet le développement de scénarios inédits, et donc l’enrichissement de l’offre et de la qualité des jeux. Certains noms comme Pascal Cammisotto, Davey wreden ou encore Anna Anthropy arrivent à se démarquer par la créativité de leurs productions qui va parfois jusqu’à briser le 4ème mur.
Vraisemblablement, l’idée de vouloir nager à contre-courant avec une obstination acharnée serait la clé pour parvenir à se démarquer dans un milieu en perpétuelle expansion. Par ailleurs les grosses industries de jeux tel que pourrait l’être Ubisoft, pour en citer une, empêcherait l’émergence et l’épanouissement de personne sensible à la dimension créative, doté d’un esprit critique concernant des divertissement vidéoludique.

Je ne peux être qu’en partie d’accord avec ce point puisque la société se trouvant en perpétuelle évolution, de plus en plus de projets voient le jour. Certains voient le jour grâce à des entreprises qu’on ne peut plus décrire comme de petites sociétés. Par ailleurs, les joueurs, étant constamment à la recherche de renouveau, ils n’hésitent pas à tester de nouveaux produits comme le permet l’amélioration de la facilité d’accès aux jeux vidéo. Le deuxième volet de « The Stanley Parable » sorti récemment illustre cette émergence de jeux indépendants de plus en plus nombreux, tout comme « Journey » en encore « Gris » en font parties. Tous ont pour objectif d’amener le joueur à réfléchir, et même s’ils peuvent être encore développés par des studios indépendants, les résultats obtenus sont bien supérieurs à celles des productions des grosses industries 20 ans auparavant. Le consommateur cherchant une alternative au simple divertissement a favorisé cette évolution.  Le point sur lequel je reste en accord avec Espen Aarseth, c’est que les jeux se font de plus en plus connaître par leur studio de production. Il n’est plus question d’un unique individu, mais plutôt d’une équipe. Afin d’avoir pu accéder à une meilleure qualité de production, tous les créateurs se sont réunis afin d’aboutir à des projets plus complexes et significatifs.
C’est en cela qu’il me semble intéressent de continuer à voir l’évolution du jeu vidéo dans notre société. Il ne faut pas oublier qu’il commence à peine à être reconnu en tant que forme d’art à part entière (création d’une collection permanente au MOMA) et que ça n’existe que depuis 40 ans. C’est l’un des domaines qui évolue de manière exponentielle. Les productions d’aujourd’hui n’ont rien à voir avec celles d’ils y a 20 ans et ne ressembleront en rien à celle de 20 ans dans le futur. 

Pour un exemple plus concret voici le lien menant à un travail qui exploite les idées que je défends.

La question de l’auteur dans le jeu vidéo, un exemple concret.

« Super Mario cloud », de Cory Archangel, 2002

Lorsque l’on évoque le domaine du jeu vidéo, il est facile de nous rappeler certains grands titres qui ont su frapper notre enfance. Peu importe la catégorie, du casual game, certains se démarquent par leur complexité, et de multiples licences arrivent régulièrement à se différencier et ainsi à se faire un nom dans un domaine encore récent et en perpétuelle évolution. Cette évolution est d’autant plus flagrante que lorsque l’on regarde la quantité de parutions de jeux par jour. Effectivement, rien que sur la plateforme Steam, il y a en moyenne un jeu qui est distribué toutes les 53 minutes. Cette production intensive pousse le jeu vidéo à plus être vu comme un outil de consommation par le grand public, que par une forme d’art. L’un des facteurs sur lequel il est possible de s’appuyer, et qui explique la raison pour laquelle ce texte est rédigé, est la reconnaissance des auteurs dans le domaine du divertissement vidéoludique. Lorsque l’on évoque les noms de Shigeru Miyamoto ou encore Will Wright beaucoup restent dans l’incertitude, néanmoins, à l’évocation de leurs productions que sont respectivement les franchises : Mario et les Sims, les personnes les moins concernées identifient les jeux en question. C’est ce que je vais développer concernant l’œuvre qui suit.

Super Mario Clouds est une œuvre de Cory Arcangel dont la création remonte à 2002. Il s’agit, selon la classification établie sur le site officiel de l’artiste, d’un logiciel, mais aussi d’un mod game, donc d’un jeu vidéo modifié. On le présente comme un gif puisqu’à l’époque de la conception de ce travail, le web ne permettait pas la mise en ligne vidéo.

Si ce travail présente un aspect des plus ennuyeux par le défilement permanent de ces nuages en pixel art, le thème évoqué saura rapidement nous faire changer d’avis. Les cumulo-nimbus que l’on observe, sont tout droit tirés du jeu vidéo « Super Mario Bros » qui était disponible sur la console NES. Par ce travail, l’artiste invite le spectateur, contre son gré, à observer le détail insignifiant d’un jeu vidéo qui a su bercer l’enfance de certains, mais qui n’est plus d’actualité. Les nuages sont omniprésents lorsque l’on évolue dans certains niveaux. Il est même nécessaire de dire qu’ils sont ce qui compose la majorité de l’écran. Pourtant, à aucun moment, le joueur n’y prêtera attention. C’est en ce sens que Cory Archangel détourne le jeu. Par ailleurs, ce procédé permettra à ceux qui ont eu l’occasion de tester la cartouche d’origine, de se remémorer leur propre expérience de gameplay. Le fait de montrer sans cesse les mêmes nuages en boucle, et à l’infini, entraîne un épuisement de l’œuvre, qui ne nous cache plus rien jusqu’au moindre pixel.

Ce qui reste tout de même intrigant, c’est que le fait de connaitre la provenance de ce jeu entraîne une autre interprétation possible de l’œuvre puisque « ces nuages », tiré de leur jeu d’origine permettent instantanément au spectateur de retrouver le contexte d’origine. Il peut s’imaginer tout ce qui a été retiré et dissimulé.

Pour plus de détails concernant le domaine que j’explore, voici le lien menant à l’autre article que j’ai rédigé.

Le web : mille visages de soi-même à travers la technologie

Dans la société contemporaine, l’individu devenant une autre image de lui-même est devenu comme son avatar, il poursuit une quête de sens partagée entre deux mondes. L’évolution technologique, dans sa course exponentielle, n’en finit pas de surpasser les générations les unes après les autres, dans cet environnement immédiat et réel que sont le web et la vie.

Le vivant est séparé de lui-même. Ce contexte qui met en compétition l’identité de l’individu et son image sur le web est sans cesse confondu et répété à tel point que cette condition est devenue en elle-même un passage simultané, une construction de soi qu’on pourrait appeler une confusion en soi. Pourtant, cette séparation de commodité qui entoure le corps social falsifie ce qui réside dans l’individu. Cette lecture existentielle des faits nous pousse dans un questionnement sur le sujet de la contamination du champ du numérique. N’est-ce pas dans cet espace infini du web que tout le monde vit aujourd’hui ? On peut aussi se poser la question de la forme comme d’un individu altéré, d’un individu en perte de soi ou en quête de soi; peut-être parce qu’il est devenu une multitude d’êtres à la recherche de sa véritable image, bouleversée par les différentes conditions relatives au monde contemporain. En ce sens, sachant aussi que notre identité sur le web est faite d’images, de données et de traces, que fait l’individu pour gérer son identité numérique, malgré toutes les ambiguïtés qu’elle entraîne ? Quel est le contrôle que nous avons sur ces fragments numériques de notre être ? Sont-ils le reflet de notre perte de contrôle sur nous-mêmes ou une échappatoire vers de nouveaux horizons ? Et quelle est la nature de nos relations avec les machines dans cet espace hybride, cet espace où l’homme et la machine fusionnent pour créer de nouveaux mondes ? Dans cette ère numérique, nous sommes des artistes, des philosophes et des pionniers, explorant les frontières de notre propre existence, créant des ponts entre le monde physique et le monde numérique, pour élargir notre compréhension de l’homme et de la machine.

Cette opposition, entre la présence en ligne comme espace d’expression identitaire et comme un espace de contrôle de nos données personnelles, est mise en avant dans Identités numériques, expressions et traçabilité, un ouvrage collectif dirigé par Jean-Paul Fourmentraux. Ce volume des Essentiels d’Hermès propose de mettre au clair les dilemmes de l’identité et de la communication à l’ère du numérique. Dans le cadre de cet article, nous nous appuierons sur ce livre pour tenter de traiter les questions que nous avons soulevées.

Identités numériques. Expressions et tracabilité, Jean-Paul Fourmentraux, CNRS editions, Paris, 238 pages, 2015

De nos jours, il est possible de rester connecté à nos comptes et de se servir quotidiennement d’internet comme moyen de récréation ou dans le cadre de situations sociales inconfortables, voire même simplement en cas d’ennui. C’est pourquoi fournir ses informations est devenu si courant qu’Internet est désormais considéré comme un moyen d’arriver à une fin : se servir d’une certaine application ou d’un certain site web. La présence du sign in peut parfois être déstabilisante, cependant les utilisateurs veulent s’en affranchir pour pouvoir faire l’expérience d’un site. La finalité principale est de se divertir en oubliant le nombre de données que l’on doit entrer et le nombre de codes de vérification nécessaires. Cependant, de nombreuses personnes préfèrent rester anonymes en utilisant des noms d’utilisateur inventés ou en donnant de fausses informations sur elles-mêmes. Mais depuis la publication du livre Identités numériques, expressions et traçabilité et jusqu’à aujourd’hui, un grand nombre de sites traitent sérieusement le sujet de l’anonymat, un des vecteurs du changement dans les prochaines années sera l’abandon des profils anonymes ou bidons en ligne au profit d’un système où chacun doit prouver qui il prétend être, comme il doit le faire dans la vie réelle. Actuellement, il y a très peu de responsabilités en ligne. On met beaucoup l’accent sur la liberté d’expression, en oubliant la responsabilité de l’expression. Nous verrons des réglementations plus strictes dans cet espace, rendant les gens responsables du partage d’informations illégales ou fausses, explique John Erik Setsaas, vice-président de l’identité et de l’innovation chez Signicat.  

Comme l’anonymat est désormais plus difficile à atteindre, je vais me concentrer sur les deux principales formes d’identité que les gens exploitent au quotidien: les médias sociaux, l’accumulation des traces qu’on laisse derrière nous, et les avatars; tout en répondant ux questions soulevées dans un précedent billet du blog.

Tout d’abord, il y a les réseaux sociaux comme facebook, twitter, instagram… où l’individu peut avoir le contrôle sur ce qu’il publie, avec une réflexion sur ce qu’il partage. Cela fournit une abondance de stimuli de traces de soi et des autres sans cesse renouvelées. Ces réseaux occupent de plus en plus d’espace dans notre vie quotidienne, sur laquelle les gens sont de moins en moins timides et affichent pleins d’événements qui marquent leurs journée. Ces réseaux deviennent un instrument de flatterie et d’obsession pour maintenir l’attention :

ils se rapprochent alors de la stultitia : la stultitia se définit par l’agitation de l’esprit, l’instabilité de l’attention, le changement des opinions et des volontés, et par conséquent la fragilité devant tous les événements qui peuvent se produire ; elle se caractérise aussi par le fait qu’elle tourne l’esprit vers l’avenir, le rend curieux des nouveautés et l’empêche de se donner un point fixe dans la possession d’une vérité acquise. (Alexandre Coutant, p60). 

Cependant, l’exposition de soi est un sujet que l’artiste Katherine Hunze aborde dans ses œuvres (voir mon article sur une de ses œuvres). Dans cette situation, le flux est primordial puisque les internautes font la course aux likes en multipliant les démonstrations de leur vie privée ou en truquant des extraits. Ce qui compte désormais, ce sont les réactions du public, qu’elles soient brèves ou qu’elles provoquent de longs échanges, l’audience donne le pouvoir et la crédibilité, non pas la pertinence de l’information ou sa sincérité. Écrire sur soi dans un monde virtuel touche très vite le besoin de confort narcissique de chaque individu.(Franck Beau, p 88). Cependant, l’exposition de soi nécessite un comportement incohérent de la part des internautes, d’une part ils sont de plus en plus impudiques dans leur pratique d’exposition, mais d’autre part ils sont de plus en plus inquiets des risques de contrôle.

Toutes les interventions sociales sont transcrites en données, laisser des traces est incontournable, créant ainsi une seconde identité numérique, non maîtrisée par l’individu cette fois-ci. Elle se crée par l’accumulation des traces de notre passage sur les réseaux : téléchargements, localisations, achats, contenus produits, sites visités….. Cette identité répandue Internet reste à moitié accessible pour nous, nous ne savons pas exactement dans quelle mesure nos informations sont collectées. Toute la question est de savoir ou se passe la frontière entre surveillance et redocumentarisation. (Louise Merzeau, p139). 

Les internautes se sentent de plus en plus offensés par le fait que leurs activités soient surveillées, rendant ainsi la question de la collecte de nos données et informations personnelles de plus en plus problématique. Le paradoxe se révèle, l’utilisateur-consommateur veut garder ses données privées mais souhaite aussi que les entreprises lui proposent des services adaptés à ses besoins. L’individu tient à avoir la main sur ce qu’il voit, ne veux pas de publicités médiatique et d’exploitation commerciale. Or, si les publicités étaient supprimées d’Internet, les petits sites ne pourraient plus exister et il ne resterait que quelques géants mondiaux, ce qui restreindrait fortement la liberté des internautes.

Une autre forme pour construire sa propre identité numérique, l’internaute dispose d’un outil essentiel : l’avatar. Grâce à ce dernier, l’utilisateur peut s’exprimer sous la forme d’un personnage qui se déplace dans un certain environnement. L’avatar est façonné à sa propre image ou selon l’image fantasmée de ce qu’il souhaite faire de son personnage. L’avatar que l’on retrouve principalement dans les jeux vidéo, mais aussi sur Facebook, Instagram et Whatsapp, constitue une identité ludique, en contraste avec notre identité physique. Alors que dans les jeux vidéo il est possible de le manipuler, de lui faire vivre une vie, de remplir des missions et de remporter des victoires; sur les médias sociaux il n’est là que pour avoir une image en 3 dimensions, en attendant le métavers. Cette figure soulève de nombreuses questions dont : quand est-ce qu’on franchit la frontière entre le virtuel et le physique ? Est-ce via un avatar ? Marc Parmentier dit : faut-il considérer les avatars comme une sorte d’extension symbolique des personnes humaines qui les animent ou n’étaient-ils que des outils factices, des robots télécommandés destinés à tous les usages et manipulables sans attention particulière.

Ainsi, Internet nous offre de nombreuses possibilités pour créer une infinité d’identités numériques, contrôlées ou non, en tenant compte de toutes les contradictions que cela implique. Néanmoins, plusieurs arguments, dont ceux mentionnés ci-dessus, nous permettent de justifier la collecte d’informations sur lesquelles nous n’avons aucun contrôle. Cependant, comme nous ne savons pas dans quelle mesure elle a lieu, nous pouvons en toute légitimité remettre en question le caractère dévastateur de ces moyens de contrôle.

Surveillance à l’ère du numérique : La société d’exposition de Bernard Harcourt

Image d'illustration
HARCOURT Bernard E. La Société d’exposition. Désir et désobéissance à l’ère numérique, Paris, Le Seuil, 2020

« Guy Debord a parlé de « société du spectacle ». De son côté, Michel Foucault a décrit la société panoptique, la société disciplinaire, ce qu’il a appelé la « société punitive », déclarant : « Notre société n’est plus celle du spectacle, mais de la surveillance. » Gilles Deleuze est allé encore plus loin, en préfigurant la « société de contrôle ». Mais aujourd’hui, c’est surtout dans une société d’affichage et d’exhibition que nous vivons. C’est plutôt ce que j’appellerais la société d’exposition. »[1]

            C’est ainsi que, dès l’introduction de son ouvrage La société d’exposition : désir et désobéissance à l’ère numérique, Bernard Harcourt se place dans la continuité de 3 textes critiques, questionnant la manière dont le pouvoir circule, entre contrôle et surveillance. Bernard Harcourt est un avocat, professeur et théoricien américain spécialisé dans les domaines de la surveillance, de la politique et de l’économie. Il enseigne la philosophie politique et le droit à l’université de Columbia, et est directeur d’études à l’EHESS (École de Hautes Études en Sciences Sociales). Au sein de cette première citation, l’auteur aborde déjà 3 textes très important dans l’analyse des sociétés de contrôle : La Société du Spectacle, publié en 1967 par Guy Debord, Surveiller et punir, naissance de la prison, publié en 1975 par Michel Foucault, et Post-scriptum sur les Sociétés de contrôle, un article publié dans L’Autre Journal par Gilles Deleuze en 1990. 

Tout d’abord, Guy Debord aborde les spectacles dans la continuité de la vision de Marx sur les marchandises : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. » Avec l’avancement de l’industrialisation, d’une société libérale-marchande, la France connaît un développement massif des supermarchés, de la publicité. Est spectacle cette image publicitaire (vitrine, affiche, packaging) qui asservit et amène l’emprise du capital sur nos vies. Michel Foucault s’intéresse lui au développement de la prison, en lien avec une « société punitive » ayant cours en France. Pour son analyse du système carcéral et de la société française du XIXème siècle, il reprend le principe du panoptique développé par le philosophe Jeremy Bentham dès le 18e siècle. Bentham théorise le principe du « voir sans être vu », en imaginant une prison avec « une architecture qui permet l’isolement et l’enfermement des individus observés, l’omniprésence d’un petit nombre de surveillants, et la conscience d’être constamment surveillé »[2]. Foucault a fait de ce système carcéral un dispositif, un dispositif comportemental et politique : « appelons « panoptique » une société où l’exercice du pouvoir est assuré sur le mode de la discipline généralisée. » [3] Enfin, Gilles Deleuze reprend l’analyse de Foucault, en allant plus loin. Il y dessine la mutation des sociétés disciplinaires, allant vers le contrôle, « ce que Foucault reconnaît comme notre proche avenir »[4]. L’article pense une surveillance généralisée et machinisée, liée à nos déplacements, la validation de nos cartes (de crédit, de transports en commun…). 

La prison de Stateville, en Illinois, est un exemple de panoptique.
PHOTO : Getty Images / Underwood Archives

Bernard Harcourt estime que le contrôle a évolué, n’étant plus orchestré par des gouvernements, mais dessinés par des entreprises privées, et lié à notre désir d’avoir accès à tout : un contrôle ou le politique et le commercial deviennent liés et interdépendants. Le développement du numérique a propulsé des technologies big data qui nous amènent à exposer notre vie privée : photos, activités, centres d’intérêts… Nous nous retrouvons dans une surveillance alimentée par notre vie numérique : une société d’exposition.

            Avec la première partie, Bernard Harcourt « déblaie le terrain », en abordant des vieilles références utilisées dès qu’on parle de la surveillance : 1984 de George Orwell et le panoptique de Michel Foucault. En effet, nous utilisons des métaphores qui ne sont plus d’actualité, qui nous trompent :

« 1984 fonctionnait à travers l’écrasement du désir, en essayant d’arracher, de réduire, d’écraser tous nos désirs. Mais maintenant, tout fonctionne par les likes, par le nombre de personnes qui nous suit, par le plaisir. Il y a donc une transformation complète de la façon dont nous sommes impliqués dans cette nouvelle société d’exposition. Si nous ne comprenons pas cela, nous sommes foutus […]. Il en va de même avec le panoptique. Nous ne sommes plus dans une cellule panoptique, puisque tout marche au désir. Et via tout ce que nous faisons sur notre téléphone, nous nous donnons, nous donnons nos informations. »[5]

Je pense qu’il est en effet important de remettre en question ces vieilles métaphores que nous utilisons tous et qui nous biaisent, à cause desquelles nous passons à côté des véritables enjeux de la surveillance et de notre société numérique contemporaine.

            Dans la deuxième partie, l’auteur compare d’abord notre société d’exposition à l’installation de Dan Graham, Hedge Two-Way Mirror Walkabout, une commande passée en 2014 par le Metropolitan de New York, pour le toit du musée. Cette structure en verre-miroir est un espace de vision, de miroir, de transparence et d’opacité : « Il s’appuie sur les mêmes plaisirs que notre exposition numérique : les visiteurs se regardent, font des grimaces, s’approchent des parois, s’arrêtent pour se regarder dedans et regarder les autres. En regardant par la vitre, on n’est jamais certain d’être dedans ou dehors, on ne sait pas bien si c’est nous qui regardons ou si ce sont les autres qui nous observent. »[6] Harcourt compare ces vitres réfléchissantes à notre désir narcissique de voir nos photos likées et commentées, ainsi qu’à cette envie irrépressible de consulter les profils de nos amis, de les « suivre » et de « partager » leurs photos. Bernard Harcourt rappelle cependant que des éléments spectaculaires subsistent aujourd’hui, et je le rejoins sur ce point. Il prend l’exemple de photos publiées par Kim Kardashian, mais je pense que globalement nos images deviennent de plus en plus spectaculaires, via ces réseaux sociaux qui nous en demandent toujours plus, qui nous imposent le beau, la démesure, le spectacle. 

Il avance ensuite les éléments de surveillance, de punition, qui sont propres à notre société. « Nous sommes observés et surveillés par pratiquement tout le monde, de la NSA à notre voisin curieux équipé d’un logiciel espion. Pratiquement tout le monde peut surveiller et enregistrer nos tweets, nos textos, nos posts, les applications que nous téléchargeons, nos recherches sur Internet, nos dépenses, nos lectures, nos interlocuteurs, bref, la moindre de nos activités est stockée et analysée pour mieux nous cibler et, le cas échéant, pour mieux nous punir. »[7] Il y a donc certes du spectaculaire et du panoptique dans notre époque moderne, mais un changement de paradigme est à l’œuvre, avec une complète acceptation, un désir de nous exposer et de regarder les autres. Chacun se transforme en un surveillant panoptique en puissance. Nous avons donc une nouvelle forme de pouvoir numérique qui circule dans le corps social. Selon Bernard Harcourt, elle est caractérisée par plusieurs éléments dont une transparence, une séduction et une authenticité virtuelles. 

Il développe ensuite un chapitre sur le profilage. En effet, nous sommes constamment surveillés par les GAFAM, dans le but de créer un profil qui nous correspond, au niveau de nos goûts, de nos déplacements, de nos potentiels achats futurs, etc. Ce profil, recoupé avec d’autres profils qui nous ressemblent, offre aux GAFAM la possibilité de connaître nos actions numériques avant même qu’elles nous soient venues à l’esprit. Bernard Harcourt aborde ce profilage avec le terme du Doppelgänger : « trouver la personne qui correspond à nos habitudes de consommation et à nos comportements numériques, et utiliser cette personne pour anticiper chacune de nos actions, dans un va‑et‑vient constant, en retrouvant la trace de son dernier clic numérique ; noter ses requêtes sur le Web, les produits qu’elle achète, les livres qu’elle lit, les sites qu’elle consulte, en somme savoir ce qu’elle veut pour être en mesure de prédire ce que l’autre voudra. » [8] Il s’agit pour Google de « trouver notre sosie afin de nous inciter à télécharger plus d’applications et à passer plus de temps sur l’ordinateur – et à s’exposer davantage à l’univers digital. »[9] Plus les algorithmes possèdent d’informations sur nous, plus nombreux seront les ponts avec les Doppelgänger de personnes nous ressemblant, plus précis sera le profilage, et les recommandations faites par les algorithmes. 

Enfin, Bernard Harcourt aborde la vie privée, concept de plus en plus flou, entre volonté de la rendre publique et coût d’opportunité : « À l’ère du numérique, il est probable que nous entendions beaucoup plus parler du prix de la vie privée que de ses vertus ou de sa valeur, et beaucoup plus probable que nous entendions parler de contreparties et de coûts d’opportunité. De fait, on s’attend davantage à entendre des discours d’économistes ou de juges économistes comme Richard Posner, qui écrit que la vie privée « n’est pas seulement l’intérêt d’individus privés » »[10]

La vie privée devient un intérêt national, avec une nécessité de transparence pour des procédures judiciaires et des intérêts de sécurité nationale.

            Dans la troisième partie, intitulée les dangers de l’exposition numérique, l’auteur témoigne d’abord d’une disparition entre le commerce et le gouvernement. Avec plusieurs exemples, il aborde la gouvernance des GAFAM vis-à-vis de la société et des consommateurs. Apple possède une réglementation quant aux applications diffusables via l’Apple Store. Facebook embauche des employés fantômes qui « nettoient » le fil infini de contenu vidéo et photo, en jugeant ce qui est choquant, trop politisé, etc.[11]

« À travers cet amalgame voyeuriste, on nous dit qu’il en va de notre seul intérêt – nous protéger des attaques terroristes ou des menaces numériques, rendre notre expérience numérique plus agréable, nous montrer des produits que nous désirons, éviter les spams et les courriers indésirables, mieux nous satisfaire…  Naturellement, d’autres intérêts sont en jeu – et personne ne s’en cache. »

Profit, gouvernance, enjeux concurrentiels, politiques et économiques, les GAFAM ont de profonds intérêts à garder la mainmise sur leur image ainsi que leur emprise politique sur « la plus importante des ressources primaires : les capacités de communication électronique à l’ère numérique »[12]

Le chapitre suivant s’attarde sur l’identité à l’ère du numérique. L’abondance des technologies et de la communication numérique, mais surtout le sentiment de se sentir observé, à l’école ou en entreprise, provoque une sensation de perte d’identité et de contrôle. Il établit ici un parallèle intéressant avec les recherches d’Ervin Goffman sur l’asile, la prison, le sanatorium. Goffman parle de « mortification de soi », donnant lieu à un remodelage du corps. En regard, du travail de Goffman, la surveillance numérique peut provoquer ce remodelage, cette adaptation du corps à son milieu. 

« La surveillance constante, les recommandations de Netflix, les « comptes populaires » et les « retrouver des amis » de Twitter font leur travail. Ils façonnent notre identité numérique.  Ils constituent notre « miroir » unique. Nul moi authentique là‑dessous, ni couches de fausse conscience à décortiquer, mais, à la place, une subjectivité solidement enracinée, formée par ces nouvelles technologies, et qui n’est pas facile d’accès. »[13]

Enfin, le dernier chapitre de cette partie aborde le parallèle entre prison physique et espace numérique. Ce qui est frappant selon Bernard Harcourt, c’est le glissement de l’analogique vers le numérique. Notre soi analogique est moins important, « vaut moins » que notre soi numérique. Le déplacement des contextes de surveillance et d’emprisonnement vers le numérique provoque une augmentation exponentielle de la surveillance GPS. Les possibilités sont uniques pour les institutions publiques et les entreprises. Les GAFAM ont cette possibilité de nous « enfermer », avec la fameuse Apple Watch par exemple, une sorte de bracelet électronique 2.0. La NSA a élargi ses zones d’action : infiltration des serveurs, des postes de travail, des routeurs. La police de New York utilise les canaux de discussion sur Facebook pour localiser des suspects, les traquer, monter des dossiers contre des personnes suivies, et même créer de faux profils (plus ou moins légalement) à partir de données personnelles de suspects (voir mon article sur l’artiste Dries Depoorter). 

« Alors que la vie numérique ordinaire et les nouvelles formes de surveillance correctionnelle commencent à converger […], nous nous retrouvons confrontés à un nouvel état carcéral généralisé, qui se caractérise par des niveaux de surveillance inouïs […]. Il n’y a pas qu’une cage de fer au cœur de l’ère numérique […], [il] existe également autre chose d’assez inquiétant. C’est comme si on avait retourné la cage de fer sur nous et qu’elle nous recouvrait tous. »[14]

La cage de fer est un terme que l’on peut associer au texte de Max Weber L’Éthique  protestante  et  l’esprit du  capitalisme. Cette métaphore résume bien « la situation désespérée de l’homme moderne, piégé dans une structure socio‑économique qu’il a lui-même créée ». 

            Une dernière partie clôture l’ouvrage : La désobéissance numérique. Je la trouve moins développée face au reste de l’ouvrage. Bernard Harcourt y parle évidemment de WikiLeaks, de Julian Assange et des améliorations réalisées pour une meilleure protection des données. Il aborde aussi la sousveillance, ces projets qui ont pour objectif de « braquer l’objectif vers ceux qui nous regardent », en abordant succinctement plusieurs projets artistiques dont ceux de James Bridle ou de Trevor Paglen. Tout ce questionnement artistique, cet autre regard sur la surveillance, n’est à mon sens pas assez approfondi par l’auteur, et aurait mérité une analyse plus profonde des enjeux du saisissement de la surveillance par les artistes, et de l’impact sur la conscience collective. Dans mon autre article, je vais donc traiter d’un artiste qui se saisit des questions de la surveillance et de l’identité numérique.

[1]HARCOURT Bernard E. La Société d’exposition. Désir et désobéissance à l’ère numérique, Paris, Le Seuil, 2020, p. 27

[2]Ibid., p. 82

[3]Voir « Notice », in FOUCAULT Michel, Surveiller et Punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2015, p. 1467.

[4]DELEUZE Gilles, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », L ‘autre journal, n°1, 1990

[5]Bernard Harcourt, invité de La Grande table Idées d’Olivia Gesbert – émission du 9 janvier 2020

[6]HARCOURT Bernard E., op. cit., p. 101

[7]Ibid., p. 108

[8]Ibid., p. 129

[9]Ibid., p. 141

[10]Ibid., p. 156

[11]Sur ce sujet, voir Les nettoyeurs du web, réalisé par Hans Block et Moritz Riesewieck

[12]HARCOURT Bernard E., op. cit., p. 183

[13]Ibid., p. 193

[14]Ibid., p. 213

Surveillance à l’ère numérique : L’humour de Dries Depoorter comme une arme contre la société d’exposition

Dries Depoorter, Get Popular Vending Machine, 2016-2023

Dries Depoorter est un artiste belge qui aborde des thèmes comme la vie privée, l’intelligence artificielle, la surveillance et les réseaux sociaux. Il travaille ces thèmes au travers d’installations interactives, d’applications ou de jeux. Au sein de ses œuvres, on retrouve toujours un humour sarcastique par rapport à la surveillance et à l’exposition de soi sur les réseaux sociaux (avec un projet de tickets à gratter pour gagner des followers sur Instagram par exemple). 

Dries Depoorter, Tinderin, 2015-2023

            Une première œuvre que je trouve intéressante vis à vis de l’identité numérique est Tinderin. L’idée de cette création est d’exposer, côte à côte, les photos de profil Linkedin et Tinder de la même personne. Derrière ce trait d’humour se cache un véritable questionnement sur le soi numérique, sur ce moment où « l’image devient objet »[1] : objet de représentation, de séduction. Comme le dit Bernard Harcourt, « Nous vivons une transformation morale, une « carrière morale », et nous devenons des agents moraux différents. Pour beaucoup d’entre nous, la transparence virtuelle mortifie notre identité analogique, qui s’estompe comme l’image d’un vieux Polaroïd. »[2]. Le terme de carrière morale, développé par Erving Goffman, permet d’identifier « les cycles des modifications » qui structurent les représentations que l’individu se fait de lui-même, selon les jugements des acteurs avec qui il entre en interaction. Ainsi les images instituées de soi et des autres sont-elles dépendantes des relations sociales au sein desquelles se joue la définition de « l’identité » et du « destin social » de l’individu. Au sein de Tinderin, le rapport entre identité numérique et analogique est clair. Ces deux versions de nous-mêmes se confrontent et s’influencent. Ce qu’on donne de soi, et le rapport que l’on entretient avec les différents acteurs que l’on rencontre sur les réseaux sociaux (en l’occurrence Tinder et Linkedin) ont un véritable impact sur ce que nous sommes, impact positif ou non. 

« [Se] présenter sous un jour positif en faisant abstraction des informations négatives – autrement dit, de se présenter de manière sélective grâce aux environnements numériques – a une influence positive sur l’estime de soi […]. Mais cette expérience ne semble pas être partagée par tous […]. »[3]

Ainsi, nous construisons un récit de nous-même, et notre image, notre représentation, se codifie différemment, selon nos interlocuteurs. Tenue décontractée pour Tinder, costard cravate pour Linkedin. Ainsi, on affuble notre persona de différents costumes, différents masques, selon l’usage, pour mieux duper notre audience, et peut-être, ce qui est pire, nous duper nous-même. La thèse de Bernard Harcourt, ce rapprochement avec la mortification de soi de Erving Goffman, fait ici sens, nos différentes personas finissant par atteindre notre soi analogique. 

Dries Depoorter, Attended Profiles, 2014-2023

Une autre création de Dries Depoorter a retenu mon attention concernant le caractère public de certaines informations sur les réseaux sociaux. Attended Profiles est une installation au sein de laquelle un programme affiche les photos publiques de toutes les personnes s’étant annoncées comme participantes à l’exposition sur l’événement Facebook. En effet, si un événement est public sur Facebook, n’importe qui peut voir les personnes qui y participent, et donc leurs photos de profil. Ces informations, publiques, qui se retrouvent d’un coup, via cette installation, dans « le monde analogique » prennent une autre dimension. Bernard Harcourt aborde cette ambivalence dès l’introduction : 

« Enfoncer une touche sur un clavier, cliquer sur une souris, faire une recherche Google, acheter sur Amazon, balayer un écran, insérer une carte, consulter Instagram, liker, tweeter, scanner, bref, tout ce que nous faisons dans cette nouvelle ère numérique peut être enregistré, stocké et surveillé […]. La plupart d’entre nous en sommes conscients, même si nous y prêtons peu attention […]. [C’est] une chose de le savoir, et une autre de le garder en mémoire suffisamment longtemps pour s’en soucier »[4]

Nos données partagées sur le web peuvent être associé au dérèglement climatique, au sens où, malgré le fait que nous savons que la terre est frappée par des catastrophes naturelles de plus en plus graves, que nous savons que chaque année est l’année la plus chaude jamais enregistrée, nous restons, pour la plupart, stoïques, à attendre que quelque chose se passe, à attendre que l’on soit sauvés. Pour autant, dès qu’on voit des informations sur le dérèglement climatique, ou nos données personnelles, inscrites physiquement dans le monde, on est surpris, offensés, choqués. Le problème est que nos informations personnelles sont utilisées par des forces politiques qui nous dépassent. Les GAFAM bien sûr, s’échangent à cœur joie nos données, comme des chiffres décorrélés d’une réalité. Mais aux Etats-Unis, la police utilise Facebook depuis plusieurs années, comme leur « informateur le plus fiable »[5]. Par exemple, pour des manifestations Black Lives Matter, la police américaine a pu, grâce aux événements publics sur Facebook, récupérer les noms des personnes participant à la manifestation, leurs photos, vérifier leurs antécédents, et commencer à préparer des interpellations. 

« En suivant leurs conversations et leurs interlocuteurs, en retraçant leurs liens sur le réseau et en observant leurs interactions sociales, les agents de la police new yorkaise peuvent identifier les individus qu’ils veulent poursuivre et monter des dossiers contre ces jeunes. L’unité des médias sociaux complète l’activité de renseignements sur le terrain, dans les enquêtes et les poursuites relatives à des infractions. »[6]

Un autre exemple va encore plus (trop ?) loin dans l’utilisation de Facebook dans des buts judiciaires. En effet, un agent fédéral de la Drug Enforcement Administration (Administration pour le contrôle des drogues) a utilisé l’identité d’une suspecte, à son insu, pour créer une fausse page Facebook à son nom, puis a publié des photos d’elle plutôt suggestives, des photos de sa famille, qu’elle avait prises avec son téléphone portable[7]. La page Facebook, complètement fabriquée, avait pour but de poursuivre l’enquête et d’identifier des collaborateurs de Sondra Aquett, la femme en question, qui avait eu un lien mineur avec des dealers de drogues. Le pire est que le ministère de la justice américaine a tout fait pour défendre l’agent, prétendant « qu’un agent fédéral a le droit de se faire passer pour une jeune femme en créant une page Facebook à son nom et à son insu. Les avocats du gouvernement défendent également le droit de l’agent de fouiller le téléphone portable de la femme et de publier des photographies – y compris des photos la représentant, ainsi que des photos de son jeune enfant et de sa nièce – sur le faux compte Facebook que l’agent utilisait pour communiquer avec des criminels présumés. »[8]

Dries Depoorter, The Follower, 2022-2023

Enfin, j’aimerais m’arrêter sur un dernier projet de Dries Depoorter, The Follower. C’est sa dernière création, au sein de laquelle il s’attaque à Instagram. Il a enregistré des caméras ouvertes (comme EarthCam : www.earthcam.com) pendant des semaines et a récupéré plein de photos sur Instagram, taggé avec le lieu de la caméra. Ensuite, avec de la comparaison par intelligence artificielle, il a pu retrouver quand et où ont été prises certaines photos Instagram. L’artiste a conscience qu’il soulève de vastes et dangereuses questions, mais il n’est pas là pour y répondre. 

« Je sais quelles questions cela soulève, ce genre de projet, mais je ne souhaite pas y répondre. Je n’ai pas l’intention de donner une leçon au monde. Je veux juste montrer les dangers des nouvelles technologies. »[9].

La suite de l’article aborde l’utilisation de l’image de tous ces instagrammers par Dries Depoorter. Il est vrai que la question se pose : l’artiste ne rejouerait-il pas la surveillance à sa manière ? « Pour moi, le projet porte plus sur la technologie et non sur les personnes que j’ai utilisées. »[10]. Quand l’auteur de l’article lui fait remarquer qu’il n’a pas flouté les visage des personnes utilisées, Dries Depoorter réplique « Oui, mais eux aussi ont posté la photo ». Je pense qu’il est ici, le point essentiel de ce projet. Tous les acteurs utilisés au sein de The Follower ont volontairement pris leur téléphone, volontairement pris une photo, et volontairement posté cette photo sur Instagram avec la localisation d’indiqué. Il y a un contraste entre le fait que l’on décide de « se donner » aux réseaux sociaux, mais que, dans le même temps, on se retrouve choqué de retrouver notre photo autre part, utilisée dans un autre contexte. Une des « victimes » de Dries Depoorter se plaint : « C’est un crime d’utiliser l’image d’une personne sans sa permission. » Ce qui est en jeu, avec l’exposition numérique actuelle, c’est cette notion de désir, de plaisir à se donner, tout en exigeant dans le même temps un respect d’une vie privée. 

« L’anticipation, le désir de quelque chose de nouveau et de gratifiant, l’agréable sensation de recevoir sur notre messagerie la moindre bonne nouvelle, tout est bon pour détourner notre attention de ce que nous savons réellement de l’ampleur et de l’omniprésence de ces nouvelles formes de contrôle numérique, d’exploration de données, de profilage et de surveillance. »[11].

Cette notion de désir est un point essentiel dans la thèse de Bernard Harcourt (on le verra d’ailleurs dans mon autre article sur l’ouvrage de Bernard Harcourt). C’est ce désir qui provoque un changement de paradigme de nos sociétés de surveillance. Plus besoin d’un grand méchant (Big Brother) pour nous surveiller, nous le faisons nous-même avec les autres. Harcourt introduit ici un terme important : la « servitude volontaire ».

« Non, il s’agit moins d’être contraints, surveillés ou sécurisés que de s’exposer. Nous nous exposons, nous nous affichons en toute conscience, beaucoup d’entre nous volontairement, avec toute la conviction de notre amour, de nos envies, de notre passion et de nos tendances politiques ; certains d’entre nous le font avec plus de méfiance et d’angoisse, voire peut‑être malgré eux, quoi qu’il en soit nous nous exposons sciemment. »[12]

            Comme nous l’avons vu dans cet article, c’est bien cette servitude, ce désir de s’exposer, qui est au centre de l’œuvre de Dries Depoorter. Mais avons-nous vraiment le choix ? Pour Tinderin, avons-nous vraiment le choix de ne pas s’afficher sur Linkedin, de ne pas montrer nos diplômes, nos expériences professionnelles ? C’est un point qu’il est nécessaire de souligner : nos vies numériques sont nécessaires pour de plus en plus de services : communiquer, chercher du travail, acheter des billets de train, d’avion, … On a de moins en moins le choix, comme le souligne Olivia Gesbert en interviewant Bernard Harcourt dans La Grande table Idées (émission du 9 janvier 2020). A Bernard Harcourt de répondre : « Pour ceux qui essayent de résister, c’est presque impossible aujourd’hui. On ne peut plus fonctionner sans s’exposer sur le numérique ». 

[1] VIRILIO Paul, La machine de vision, Paris, Galilée, 1988

[2] HARCOURT Bernard E. La Société d’exposition. Désir et désobéissance à l’ère numérique, traduit de l’anglais (États-Unis) par Renaud Sophie. Le Seuil, 2020, p. 197

[3]Ibid., p. 196-197

[4]Ibid., p. 7-9

[5]Joseph Goldstein et J. David Goodman, « Frisking Tactic Yields to Tighter Focus on Youth Gangs », The New York Times, 18 septembre 2013

[6]HARCOURT Bernard E., op. cit., p. 208

[7]Ibid.

[8]Chris Hamby, « Government Set Up A Fake Facebook Page In This Woman’s Name », BuzzFeed, 6 octobre 2014

[9]Dries Depoorter, entretien avec Chris Stokel Walker, « A surveillance artist shows how Instagram magic is made », Input, 13 septembre 2022

[10]Ibid.

[11]HARCOURT Bernard E., op. cit., p. 9

[12]Ibid.